chroniques - art contemporain - photographie - photography

version impression
participez au Déb@t
Dossier Fabienne Verdier
Fabienne Verdier : l'est comme modernité
Fabienne Verdier : l'est comme modernité par Daniel Dezeuze
par Daniel Dezeuze
L'équation Occident-Orient est si vaste qu'il est vite fait de s'y perdre ou de n'en extraire que de fades généralités. Cependant, certaines individualités ont une approche précise, têtue et amicale qui leur permet de remonter à la surface de leurs plongées des échantillons merveilleux d'une culture aussi bien oubliée par les orientaux qu'ignorée de tout temps par nous-mêmes.

Fabienne Verdier est une artiste qui sait pertinemment la difficulté de ramener du fond culturel chinois des éléments qui puissent avoir une envergure universelle. Malgré ce, elle dégage spontanément et avec une aisance de vieux maître, une peinture qui porte en elle un dialogue serré (et d'où les contradictions ne sont pas bannies) entre notre monde et celui de l'Asie.

Le travail de Fabienne Verdier offre plusieurs facettes : calligraphie, peinture, poésie et même objets en trois dimensions (roches) qui sont les pratiques du parfait lettré classique. L'artiste ici relance cette tradition par le biais de sa connaissance du chinois et de ses différents types d'écriture.

Mais ces plongées successives ne comportent-elles pas pour la nageuse quelques dangers ?
La tentation d'un nouvel orientalisme sur le plan formel est écartée d'un revers de pinceau, car l'artiste ne fait aucune concession à un exotisme de portée " moyenne ". Il faut pour saisir son travail une certaine qualification dans la connaissance de la calligraphie et de la peinture chinoise.
Sommes-nous donc condamnés à ne voir qu'une enveloppe plus ou moins décorative ? Ou le sens resterait-il trop au-delà de notre sensibilité ?

Il ne faut pas s'inquiéter outre mesure : le Chinois n'est pas l'Autre absolu. Le lettré est tout simplement ce que nous sommes aussi : êtres qui tendent à une relative perfection. La perfection, là-bas, fut plus intérieure, peu intéressée qu'elle était au cours des siècles par les progrès techniques. Cette perfection intérieure nous échappe : nous parlons d'ascèse, alors qu'il ne s'agit que d'un cheminement sur une montagne où l'on s'élève graduellement en marchant de l'avant (et en effectuant des détours, souvent).

L'on comprend pourquoi la thématique de la montagne, du rocher, du monde minéral soit si forte symboliquement, et qu'elle ait trouvé un ample écho chez Fabienne Verdier. Dans le Vexin, où elle habite, elle recueille, soulevées par les socs de charrues, des pierres sédimentaires où se sont constituées d'étranges circonvolutions. Elle y attache une attention extrême. Cela me fait penser à ce que dit Roger Caillois dans son livre Pierre et dont je cite un passage :
" Le peintre Mi Fou avait échangé contre un tableau de grande valeur une pièce exceptionnelle, la pierre Yen-chang ou Encrier-Montagne qui passa ensuite entre plusieurs mains avant d'être admise dans les collections du Palais. " " C'était une particule de poussière, où se trouvait offert un monde. " Un dessin de la pierre est conservé dans le Tcho-Keng lou. Divers commentaires l'accompagnent, entre autres celui-ci, en bas de page, à gauche : " La grotte inférieure communique avec la grotte supérieure par une triple contorsion. J'y ai fait, un jour, une randonnée mystique. " L'inscription porte la date de 1102. Mi Fou mourut en 1107. L'aveu est sans doute de lui, pieusement recopié peut-être.

Peindre des pierres en bleu, dans ce contexte, n'est pas une simple appropriation. D'autant plus que Verdier les expose au premier plan devant ses calligraphies, comme si un même mouvement de balancement animait le minéral en trois dimensions et les signes peints sur la toile verticale.
Il faut souligner ici la spécificité de ce travail. L'artiste ne peint pas pour nous expliquer l'Orient ; elle organise un monde à elle où la composante chinoise est majeure. Mais aucun didactisme, aucune volonté d'explication ou de mise en convergence ne sont présents.

C'est bien là que nous nous heurtons à une difficulté ; cette œuvre n'est pas un pont entre Est et Ouest, mais une entité qui n'appartient qu'à l'individu Fabienne Verdier. Nous sommes donc éloignés autant d'un orientalisme d' " atmosphère " que d'un orientalisme pédagogique (celui que nous trouvons la plupart du temps sous le label " spiritualité ").
On peut imaginer dans ce travail ce qui relie et ce qui sépare, et comprendre la tension forte des œuvres alimentées par une gymnastique mentale unique dans l'art contemporain.

Ainsi d'Est en Ouest, d'Ouest en Est, la pierre devient calligraphie et la calligraphie devient minérale. La pierre bleuie par le bleu de cobalt (ou noircie) s'expose sous le vermillon des signes qui la surplombent. La pierre est ici un germe pour l'écriture. Je la dirai autant pierre d'action que de méditation. Ainsi l'alphabet se constitue, et son expression calligraphique vient à sous-tendre la peinture.

À partir de ces observations méticuleuses des signes, l'artiste nous amène vers un type d'espace dilaté aspirant à une totalité indéfinissable. Peut-on imaginer que, comme Nietzsche se servit du levier de l'antiquité grecque et présocratique, l'on puisse un jour remonter le soubassement d'une Chine classique à la surface de la pensée contemporaine ?
Calligraphie, poésie et peinture sont certainement des outils privilégiés pour une archéologie de cette envergure.
Daniel Dezeuze
mis en ligne le 07/04/2003
Droits de reproduction et de diffusion réservés; © visuelimage.com - bee.come créations


Verso le dossier :
Fabienne Verdier
Refléter le souffle vital
Vers les récifs de " l'être-temps "
Fabienne Verdier : l'est comme modernité
Fabienne Verdier ou la main-esprit
Contre les barbelés