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Pourquoi moquer la peinture ?
" Au flux des nouvelles du monde appréhendés par les médias, les artistes opposent la parole des exclus ".
" Tentative de retenir un fragment d’humanité. Mémoire au présent, sans nostalgie… "
Ces brèves citations d’exposés d’intentions proviennent, pour le premier, de l’introduction de Le temps déborde (Forum Culturel de Blanc-Mesnil, printemps 2000) et, pour le second, de la présentation de Voilà, le monde dans la tête (Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 29 octobre). Les deux expositions sont centrées sur les thèmes de la mémoire et de l’identité, avec la participation d’artistes ayant en commun le goût de l’inventaire, du répertoire, de la nomenclature…
par Jean-Luc Chalumeau
Deux aventures sensibles
L'origine perdue du monde d'aprés Gustave Courbet - variation 14 © gifmemory

Ce goût, dans le cas de Boltanski, détermine des œuvres fortes, soit qu’elles rappellent implicitement les barbaries du XXe siècle, soit qu’elles invitent à réfléchir sur les éventualités angoissantes du futur immédiat (c’est le cas des Abonnés au téléphone, plus de 2000 annuaires du monde entier qui " convoquent la multitude humaine dans le même temps neutralisée et condamnée à une régulière disparition ") et ce goût, d’une manière générale, permet la mise en œuvre d’expositions spectaculaires dont les supports exclusifs sont la photo, la vidéo, l’installation, le cinéma, le CD-Rom, voire internet. Au Blanc-Mesnil et au Musée d’Art Moderne de la Ville, la démonstration en aura été faite avec efficacité, étant bien entendu que tout n’y a pas été du même niveau. On se souviendra sans doute davantage des 25 films de Saché par Sarkis ou de la vidéo Intervista de Anri Sala (à partir de documents d’archives de l’Albanie stalinienne) que de la collection de sacs plastiques recueillis dans les musées par Jac Leiner… Mais c’est le jeu, et les deux expositions méritent, avec leurs bonnes et moins bonnes séquences, la dénomination d’ " aventure sensible " revendiquée par Voilà (au lieu de " démonstration conceptuelle ").
L’outrage à la peinture

Ces expositions qui se situent à l’intersection des données personnelles, voire intimes, et des évolutions collectives sont intéressantes. Elles prennent acte du fait que, à la charnière de deux siècles, le champ de l’art s’élargit à mesure que se développent les moyens d’expression dont s’emparent les artistes, et c’est bien ainsi. Certes, une fois de plus, des peintres et des amateurs de peinture pourront légitimement se désoler que cette dernière ne soit pas jugée digne de témoigner, elle aussi, de la mémoire et de l’identité : en est-elle vraiment incapable ? (de même, fallait-il vraiment l’exclure totalement du Palais des Papes d’Avignon pour l’exposition sur le thème de la beauté ?). À propos des œuvres présentées sous forme de films, vidéos et CD-Roms dans Voilà, Philippe Dagen notait qu’ " aucune comparaison n’est possible avec la peinture, absolument absente de l’exposition, ce qui est sa faiblesse ". Mais un fait était encore plus grave que cette absence, non relevé par le critique du Monde : dans cette exposition importante d’un grand musée, la peinture n’était pas seulement exclue, elle était carrément victime d’une tentative d’anéantissement par l’un des artistes officiellement associés à la conception de Voilà, Bertrand Lavier. Le fameux auteur de " Brandt/Fichet-Bauche " était en effet responsable d’une " exposition dans l’exposition " intitulée La peinture des Martin 1900-2000, qui réunissait cinquante-six artistes signant Martin, nationalités et supports confondus. C’est ainsi que pour tenir compagnie à la grande artiste minimaliste Agnès Martin, Lavier a exhumé des réserves les plus enfouies de divers petits musées une accumulation de niaiseries, chromos et croûtes en tous genres dont la seule justification est d’être signés Martin. Et alors ? Que peut vouloir dire ce rassemblement dérisoire ? Inutile de critiquer le caractère spécieux de la sélection par le patronyme : il est revendiqué par le concepteur. Inutile de souligner que l’absence de tout principe de sélection prive cet inventaire de tout intérêt : c’est voulu ! La réponse est en effet contenue dans la feuille de présentation de Voilà mise à la disposition des visiteurs, sans appel et sans le moindre humour : " Dans son hétérogénéité même, par le biais spécieux d’une signature relevant du patronyme le plus répandu en France, cette salle constituerait une mémoire non sélective de l’art du XXe siècle ". Ah bon ? Cette mémoire " non sélective " n’a donc rien à prouver, rien à éclairer ? Elle n’amorce en effet pas la moindre réflexion, elle ne démontre que sa propre vacuité et son inutilité, elle ne témoigne finalement que de la désinvolture satisfaite de gens qui n’ont que faire de " l’art du XXe siècle ". De qui se moque-t-on avec tant de sérieux ? Pourquoi diable introduire dans une exposition relativement ambitieuse une dénégation insultante de la peinture en la réduisant aux tristes sous-produits que tout art sécrète nécessairement (1), provocation gratuite qui donnera immanquablement du grain à moudre à ceux qui cherchent à relancer la défunte querelle sur " l’art contemporain " en partant de leur propre pétition de principe, tout aussi contestable, selon laquelle vidéos et installations " ne sont pas de l’art " ?
La désacralisation de l’unique
L'origine perdue du monde d'aprés Gustave Courbet - variation 14 © gifmemory

Dans son dernier roman, L’Origine du monde, Rezvani imagine qu’un certain Bergamme s’est emparé du célèbre tableau de Courbet. Extrait : " Plus d’Origine du monde ! Plus de ces groupes conduits par de prétendus historiens de l’art leur expliquant que " ce tableau est le point d’aboutissement de toute la peinture ayant pour objet la représentation de la femme, et qu’au-delà de cette Origine du monde il ne pourra enfin subsister qu’un art dégagé de tout sujet, et même plus d’art du tout : vidéos, installations… mais ce qu’on a nommé jusqu’à présent peinture, jamais plus… " (éditions Acte Sud, août 2000).
Le roman de Rezvani s’inscrit dans une poétique du désastre qui n’est pas sans fondements : les nouveaux moyens techniques utilisés par les plasticiens sont ceux de la reproduction en série. Nous vivons une période inquiétante de désacralisation de l’unique et d’abandon des valeurs liées à l’individualité qui est éclairée de manière sinistre par les perspectives de clonage humain. Sous bien des aspects, les séries, nomenclatures et recensions indéfiniment répétitives de certains exposants de Voilà confirment cette analyse. Mais d’autres y échappent, rattrapent l’identité, et permettent d’entrevoir un art du XXIe siècle au sein duquel toutes les techniques d’expression pourront cohabiter.

Je dis bien toutes. Y compris la peinture, évidemment. Les peintres ont pris acte de l’arrivée des nouveaux modes d’expression. Souvent, ils les utilisent parallèlement à leurs moyens traditionnels, et si certains entendent se consacrer exclusivement à la peinture, c’est parce qu’ils ont la conviction qu’il y a des choses qui ne peuvent être exprimées que par elle. Il y a longtemps que la peinture ne prétend plus à une hégémonie. Elle a survécu à déjà beaucoup de condamnations à mort. Ceux qui aujourd’hui l’insultent et la moquent ne se rendent pas compte qu’ils se discréditent eux-mêmes.
Jean-Luc Chalumeau
(1) Malraux a évoqué les " impuissants et les imposteurs de l’art " dans une phrase célèbre des Voix du Silence. De tous temps, il y a des gens qui se sont prétendus artistes sans pouvoir créer de l’art, le plus souvent dans l’obscurité, mais il est arrivé que des " œuvres " d’eux échouent dans des musées. Montrer ces travaux pour rire n’a pas grand intérêt. Exposer certains d’entre eux dans la catégorie " peinture " pour suggérer que cela pourrait constituer une " mémoire " aussi valable qu’une autre de l’art du XXe siècle relève de ce que l’on appelle en morale une mauvaise action.


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mis en ligne le 04/01/2001
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