Editorial

Contre la dérision dans l'art
parJean-Luc Chalumeau


Depuis le calamiteux premier tour de l’élection présidentielle, la fin de la dérision est à l’ordre du jour. Fini " l’esprit Canal " dont la dérision n’épargnait rien ni personne (mais, dès avant le 21 avril, Jean-Marie Messier avait commencé à faire le ménage, dans des conditions d’ailleurs discutables). Finie, la dérision des électeurs d’Arlette n’ayant rien à voir avec le trotskysme, mais croyant " donner une leçon " (à qui, grands dieux ?) et finie, naturellement, la dérision des électeurs de gauche apportant leur suffrage au tribun populiste endimanché, découvrant trop tard qu’ils n’avaient fait rire personne hormis le bénéficiaire.

Peut-on espérer qu’il en soit de même pour ce qui concerne la dérision en art ? Peu avant le 21 avril, Catherine Grenier avait donné fort sérieusement une conférence au Centre Pompidou intitulée " Le renouveau de l’art est-il chrétien ? " (résumée le 14 avril dans un article de La Croix sous le titre " Peut-on parler d’un renouveau chrétien de l’art ? "). " Cyniques, critiques, parodiques, les œuvres d’artistes aussi divers que Maurizio Cattelan, Damien Hirst, Peter Land, Francis Alÿs, Pierrick Sorin.. ne témoignent-elles pas d’une approche spécifique de l’homme qui se réapproprie les concepts fondamentaux de la culture chrétienne ? " demandait la conférencière dans la présentation de la soirée à laquelle elle avait convié, près d’elle, notamment Christian Boltanski qui n’allait pas tarder à réagir. Les œuvres de Boltanski ne sont quant à elles pas cyniques, pas critiques, pas parodiques : elles s’attachent à l’unicité et l’importance de tout homme, elles s’inquiètent de sa disparition inéluctable, elles cherchent à sauver quelque chose de l'individu unique qui va mourir. Boltanski ne travaille pas dans la dérision, et il lui appartenait de déclarer que la question de la conférence n’avait pas de sens. Quel " renouveau " de l’art ? C’est stupide, insistait-il, l’art ne change pas et les artistes n’ont guère exploité plus de quatre ou cinq thèmes depuis le commencement des temps : Dieu, la mort, le sexe… " Je ne suis pas un artiste contemporain " concluait-il en murmurant que la bonne question aurait été : " L’art est-il chrétien ? ".

Mais cette question n’était pas le propos de la conférencière, uniquement attachée à nous expliquer qu’en un temps où la réalité, menacée par la prééminence du virtuel, n’est plus une donnée stable, l’adhésion chrétienne au réel jusque dans sa dimension la plus triviale séduit les artistes.
Pourquoi pas, en effet ? Mais pourquoi aussi voir là un phénomène nouveau ? Francis Bacon ne s’est-il pas emparé du thème de la Crucifixion, transféré dans une boucherie avec une force bouleversante où l’esprit de dérision n’avait aucune part ? Joseph Beuys n’a-t-il pas donné congé à l’Eglise dans un geste théâtral lors de son " Action Vendredi Saint " en 1972 ? On sait qu’il se présentait lui-même comme l’annonciateur du nouvel homme, messie moderne sans doute quelque peu grandiloquent, mais implacablement sérieux et parfaitement étranger à la dérision qui est le lot commun de plusieurs des artistes retenus par la Conservateur du Musée National d’Art Moderne, dont le plus significatif est sans doute Maurizio Cattelan, qui doit sa célébrité à son Jean-Paul II écrasé par une météorite.

Catherine Grenier avait en particulier tenu à inviter, outre Boltanski et le dramaturge Olivier Py, une jeune plasticienne nommée Sophie Goullieux dont le cas mérite un instant d’attention, quand bien même sa proposition était absolument insignifiante et ses propos franchement dérisoires. Sophie Goullieux " travaille sur le thème des bonnes actions, de la charité ". Elle s’habille en blanc et se fait photographier en train de faire l’aumône ou d’aider une personne âgée à traverser la rue. Parce que, n’est-ce pas, ces deux actions méritent moquerie, les braves gens qui donnent une pièce à un SDF étant évidemment ridicules. Tout ce qui correspond à une certaine idée du bien, en effet recommandée par la morale chrétienne, est, de ce fait, disqualifié aux yeux de Sophie Goullieux et appelle la dérision. Sophie Goullieux ne transgresse rien, n’invente rien, ne crée rien, elle se contente de se moquer des autres et de se prendre au sérieux elle-même (avec quel aplomb ne commentait-elle pas l’inanité de sa " démarche " !). Sa pratique de la dérision réduite à elle-même lui vaut label de pertinence artistique délivré par l’Institution : non, Catherine Grenier, vous n’avez pas le droit d’associer une Sophie Goullieux à Mark Wallinger, une des révélations de la dernière Biennale de Venise qui ne pratique nullement la dérision, ou au grand Bill Viola. En pratiquant ce genre d’amalgame, on brouille les cartes et on obscurcit le problème traité au lieu d’éclairer l’évolution de l’art contemporain.

Cela fait deux mille ans que des artistes s’emparent des thèmes chrétiens, y compris, oui, sur le mode blasphématoire, et pourquoi pas ? L’art n’a pas à être apologétique. Mais de grâce, ne confondons pas provocation éventuellement féconde et dérision plate. Depuis le 21 avril un certain nombre de français ont découvert que la bêtise peut avoir des conséquences catastrophiques en politique. Comment fera-t-on comprendre aux responsables de l’Institution que la dérision pour la dérision n’est pas une catégorie artistique ?

Jean-Luc Chalumeau
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