À pleines dents : le premier roman de Thierry Laurent
par Gérard-Georges Lemaire


Henri Noguerre est sur le point d’être notaire. Une belle carrière s’offre à lui. Oui, l’avenir lui sourit. Mais voilà : quelque chose d’imprévu va mettre en péril ses espérances. Imperceptiblement, son corps est soumis à des transformations curieuses. Au début, il pense les cacher. Sa peau se couvre d’un système pileux dru et raide, son bras, son oreille, puis sa jambe et puis son visage prennent une apparence canine. Au début, il donne le change en recouvrant les parties concernées par des bandages et parle d’un stupide accident. Mais quand une queue lui pousse, la dissimulation devient délicate. Il veut se faire opérer. Mais ce serait inutile. Il doit se rendre à l’évidence : il est en train de devenir un membre honorable de la race canine. Honorable ? Voire. Car il est parfois saisi d’une irrépressible envie de mordre. Il est désemparé. Il s’ouvre de son problème pathétique à Béatrice, son amie. Peu à peu s’instaure entre eux une étrange relation : plus il est pris au piège de sa condition animale, plus elle se rapproche de lui. Ils deviennent intimes : elle fait sa toilette, le nourrit, s’occupe de lui avec prévention. Mais l’esprit du malheureux reste encore humain, qui est désormais totalement dépendant d’elle. Et il ne peut s’en empêcher : un beau soir, il la mord et la déchire. Elle, elle n’a d’autre souci que de le domestiquer, de lui imposer sa volonté et de lui faire accepter son indépendance alors que lui, il ne peut rien faire en son absence sinon ruminer des idées noires. Cette relation pour le moins atypique aurait pu se poursuivre en ces terme s’il n’y avait encore en Noguerre des sentiments humains. Le pauvre hère, avili et réduit à se laisser brosser par la blonde Béatrice qui l’abandonne à son sort presque toutes les nuits est secrètement amoureux de sa stagiaire, Jennyfer. Et cet amour va avoir des effets miraculeux, puisqu’il retrouve un aspect humain.
Béatrice n’accepte pas cette subite émancipation de celui qu’elle pensait avoir en son pouvoir. Elle fait tout pour entraver cette tentative de fuite. Et dès lors, il ne cesse de passer d’un règne à l’autre, et quand il est chien, il peut être dangereux. Il finit par amputer d’un testicule l’amant de Béatrice et même de le dévorer avec jubilation.A s’en lécher les babines. Béatrice veut se débarrasser d’elle et le faire piquer. Fort heureusement, notre héros ne va pas être abattu : on va le modifier génétiquement. Mais la « greffe » a des conséquences désastreuses et il dévore Béatrice avec un plaisir sans frein.

Mordre est une version moderne, ou plutôt une parodie dérisoire de l’une des Métamorphoses d’Ovide. C’est aussi une farce grinçante. Et aussi une terrible représentation de la dualité humaine, toujours partagée entre ces deux pôle. Mais Henri Noguerre n’est ni ange ni bête. Il reste un bourgeois qui est dépassé par la violence de ses pulsions animales. Celles-ci ne peuvent être bridées tout à fait. Alors la monstruosité apparaît. Mais, en fin de compte, c’est le notaire qui mord et qui dévore la chair humaine. C’est le fils de famille qui subit les pires humiliations et qui finit par se révolter au point de se conduire en criminel. Voilà une fable grotesque et délirante, avec une saveur de vaudeville perverti et de catéchisme de la déviance .

Thierry Laurent tient son lecteur en haleine alors qu’il ne fait que défiler le fil rouge d’une fable pas très plaisante à entendre. On retrouve dans ces pages l’obsession pour les chiens que Bernard Lamarche-Vadel a toujours manifestée dans ses oeuvres, en particulier dans Vétérinaire. Mais ce roman n’a rien d’autre de commun avec l’écrivain disparu. Il ne se place pas dans le registre du fantasme. Il met une peau de bête à son notaire bien pensant et l’observe en train de se débattre quand cette deuxième peau devient sa vraie peau et que son vrai visage est démasqué : celui d’un golden retriever. Pour un premier roman, c’est un coup de maître (qu’on me pardonne ce vilain jeu de mot, mais il s’imposait - c’est ma manière à moi de mordre à l’image de son héros). Et ce bonheur d’écriture tient sans doute à ce que Thierry Laurent n’a pas voulu écrire un roman, mais bien autre chose : le récit d’une profonde et incurable maladie de l’être, qui touche chacun de nous et qui a la faculté de nous faire nous réveiller sous les traits d’un loup-garou. Alors on ne rit pas tant que cela du malheureux Henri Noguerre. C’est un pauvre homme . Comme nous. Et là, on ne rit plus du tout.

Gérard-Georges Lemaire

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