Chroniques des lettres

Rester sur Terre
par Belinda Cannone


On peut courir. On peut toujours courir, s’agiter et prendre sa vie au sérieux. Confusément (ou pas), on sait bien que le temps nous est compté et qu’il vaut mieux ne pas trop traîner pour réaliser les deux ou trois choses que nous jugeons indispensables. Mais il y en a des, des qui ne voient pas les choses comme moi, des qui ont tout leur temps et ne savent qu’en faire, des, par conséquent, qui sont tout prêts à le distraire. Preuve nous en est donnée par l’information que livrait un entrefilet dans le journal, à la fin du printemps dernier : « L’Europe recrute des volontaires pour simuler 520 jours de voyage vers Mars ». Comme moi sans doute, mille questions et réflexions vous assaillent soudain : 520 jours à flamber, faut les avoir. 520 au milieu d’une vie construite, faut pouvoir les caser sans mettre à mal toute la construction. 520 pour aller voir des paysages nouveaux, soit. Mais pour se retrouver au bout du décompte dans un module sis à l’Institut russe de Moscou ? 520 et pas un coeur ami pour déplorer que vous lui manquerez trop ? 520, mais ceci et cela que vous et moi devons impérativement accomplir ? S’extraire du flux de la vie pendant si longtemps, pour permettre aux spécialistes des vols longue durée de tester votre évolution psychologique ? Moi je demande à ces cobayes volontaires ce qu’ils ont d’ores et déjà dans la tête pour accepter pareille expérience. Oh ! J’aimerais tant rencontrer un ou deux de ces personnages, et même tous, qu’ils me parlent d’eux. Beau roman, ce serait, tout en restant sur Terre.

« Et le coeur ? »

D’ailleurs, que je sache, c’est encore sur Terre qu’on fait les plus beaux voyages. Avez-vous essayé une autre planète ?, me demanderez-vous. Question mesquine. Considérez la question du coeur, par exemple : dépaysement garanti. Je viens de suivre Martin quand il a rencontré Samira, Samira qui avait des petits seins comme deux moineaux et une belle croupe méditerranéenne. Croyez-vous qu’elle ne l’a pas entraîné fort loin ? L’histoire de Ces choses qui blessent le coeur(1) repose sur une configuration bien connue : un homme mûr rencontre une belle apprentie comédienne qui lui soutire de l’argent et ne consent que tard, et rarement, à satisfaire ses désirs charnels. Les choses qui blessent le coeur ? « Amour, vénalité, servitude ». Ceci pour le fil. Mais le reste est très singulier : ce Martin d’abord, « mondialement inconnu », notoirement sans ressources, terriblement sensible. Ses deux amis sont Ludovic, professeur d’université et cycliste impénitent, et Lucas Lenoir, « boss », « ami », « père », « parrain », « employeur » – le narrateur dispose d’un lexique abondant pour décrire la puissance bienveillante de Lenoir, massif et amène bouddha dont le rire roule comme un tonnerre et dont l’amabilité, déversée en abondance, protège. N’est-il pas même capable, ô puissance des puissants, lors d’une agression nocturne, de mettre en fuite les deux voyous en soufflant simplement dans un sifflet ? En somme, un père de rêve.

Que fait Martin pour Lucas Lenoir ? des travaux de toutes sortes – tondre le gazon, conduire la voiture, lui tenir compagnie surtout. Le vieux Lucas, lui, célèbre et séduisant, fait encore une émission radiophonique. Ici se retrouve de nouveau la dimension de surpuissance qui caractérise ce personnage : il s’attache, chaque vendredi à minuit, à formuler – son esprit anticonformiste et original le lui permet – une formule d’une minute à peu près, « chargée d’énergie nucléaire » : efficacité digne de faire rêver tous ces autres qui écrivent des livres entiers sans parvenir au quart de ce résultat…

Qui est Martin « pour ne pas dire Machin » ? Un champion de l’introspection et de l’autodérision aux prises avec un désir qui ne veut pas s’éteindre, amoureux du corps des femmes qu’il suit dans la rue, qu’il mire sur les plages. « Et le coeur ? » lui demande régulièrement Lenoir. Toujours emballé. Mais on l’aura compris : Martin est d’abord un « fils ». Tous les hommes ont été fils ? Mais certains le demeurent. Fragiles, enfantins, irresponsables, appelant la protection. Ainsi de Martin-Machin, et ce n’est sans doute pas un hasard si le personnage du deuxième ami incarne explicitement la problématique du père absent : du père de Ludovic ne restent que trois lettres, écrites de Drancy (que Lenoir lira à la radio, éphémère manière de faire revivre le disparu). À quoi servent les pères ? À protéger, à conseiller, à nourrir, et quand ils sont riches et gentils, à offrir un « crédit illimité ». N’est-ce pas pour cela que Martin se fait taxer sans trop protester par sa Vénus vénale ? Ce n’est pas lui qui paie mais Lenoir, qui le finance. Le cas de figure paraît inédit si l’on omet la problématique père-fils sous-jacente : Martin se fait extorquer l’argent… d’un autre. Y a-t-il plus grande irresponsabilité ? Oui : on peut encore trahir le père, essayer de lui voler des lettres précieuses dans l’espoir de les revendre et inviter Samira chez lui en son absence alors qu’il l’avait interdit. Le dernier chapitre raconte la déchéance du fils indigne, que Lenoir se verra dans l’obligation de chasser. Il provoque ainsi l’ultime (mais trop tardif ?) sursaut : ne faut-il pas tuer le père ?

Et Samira, au fait ? Ne pas croire qu’elle ne serait qu’un personnage prétexte destiné à mettre en lumière la personnalité de Martin. Samira existe avec une grande force de réalisme et une vraie complexité, jeune femme d’aujourd’hui, beurette conquérante qui « trace », avide de réussite et fâchée contre les hommes. On n’a pas de peine à la sentir continuer de vivre, même lorsque, fuyante, éternellement fuyante, elle se trouve hors champ.

Ecrit en première personne, dans une langue exceptionnelle qui sait allier une élégance supérieure à une crudité juste, ce récit fait un peu mentir son auteur : « L’humour, la mélancolie, la modestie fabriquent d’excellents perdants ». Mais de très beaux romans.

Animal domestique ?

Quand je pense à demain – non pas mon demain, mais notre demain –, je me dis que vraiment, vraiment, je n’ai aucune idée d’à quoi il ressemblera. Je ne crois pas qu’on se soit dit cela à chaque époque. Ma grand-mère ne savait pas exactement à quoi l’avenir ressemblerait mais je pense qu’elle ne se posait pas la question – ou seulement en termes très personnels. Elle a bien vu, assez vite, que les inventions techniques s’accéléraient, elle a vu les machines qui la délestaient des tâches ménagères, les autos qui se multipliaient, et ainsi de suite. Mais c’était juste quantitatif et matériel : plus de progrès technique, plus d’informations, moins de travail. Aujourd’hui, ce type d’imagination ne suffit pas pour concevoir demain. Car demain, j’imagine des êtres différents – avec des comportements différents, des désirs différents, des corps différents, j’entrevois confusément une perception de l’espace et des déplacements différente, des connaissances et leur mode de diffusion différents, des… en fait je n’imagine pas grand-chose. Je me dis que le monde change d’une manière rapide, irréversible et… imprévisible.

Et un écrivain, ça servira encore à quelque chose, demain ? Un écrivain, ce résultat d’une vision du monde sceptique et individualiste, ce corps-esprit qui « porte la forme entière de l’humaine condition » – comme tout le monde mais lui l’exprime, lui expose son « estre universel », comme le dit Montaigne. Cette conception paradoxale d’un « universel particulier » (dans lequel aucun des deux termes n’a la préséance sur l’autre), qui a nourri pendant plusieurs siècles notre conception de l’homme – et de la littérature –, aura-t-elle encore un sens demain ? Et si non, quel sens pour demain ?

Bref, je me perds en vaines conjectures et il vaut mieux essayer de voir ce qu’en disent mes contemporains. Par exemple Lydie Salvayre, dans son Portrait de l’écrivain en animal domestique. Ici encore, on trouve une configuration a priori connue : l’Écrivain au service du Puissant. Racine, promu historiographe de Louis XIV, était-il heureux et content de lui ? Une femme, la narratrice, est convoquée par un des hommes d’affaires les plus riches du monde (forfanterie de l’intéressé ou pas, disons qu’il loge très haut dans la pyramide des fortunes), pour – puisqu’elle est écrivain – écrire sa vie. Le Puissant, auquel la femme d’esprit a ici affaire, n’est pas un roi mais quand même, c’est Tobold, le roi du hamburger, qui lui confie la tâche de relater ses « faits et gestes de […] champion hors classe de la mondialisation ». Ce vrai prophète du Marché Mondial, d’une vulgarité sans nom, d’une solitude totale, cent quarante-six pièces dans sa maison, un chien (Dow Jones), trois cent soixante-cinq voitures, une femme qui fut strip-teaseuse, témoigne d’un cynisme sans limites et d’un mépris absolu pour tout ce qui relève de l’esprit. On n’est plus à la Cour, on est chez les dirigeants du Marché.

Entre la Cour et le Marché, on se souvient qu’il y a eu une époque bénie où être artiste signifiait n’être pas bourgeois, et même, combattre le Bourgeois (pour cela, il suffisait quasiment de persévérer dans son être d’artiste). Plus d’un siècle de positions bien tranchées, de postures bien marquées, et confortables, confortables (moralement), dont il ne nous reste que le fantasme – le simulacre souvent (entendez-les vouloir être absolument subversifs, absolument dérangeants…). Donc : à quoi pourrait bien servir un écrivain aujourd’hui ? Ou encore : quelle est sa place dans l’univers de l’argent roi ? Quoi faire de son sentiment de révolte dans un monde où elle n’a plus cours ? Comment s’inscrire dans le réel de la « petite planète » ? Aujourd’hui où, de plus, on a l’impression, au vu des transformations de la machine éditoriale, que l’art du roman pourrait devenir une espèce aussi rare et confinée que la poésie ? Lydie Salvayre, en organisant la rencontre de l’artiste et du roi de l’économie, au début du 21e siècle, apporte une réponse. Elle indique que dans cette confrontation se trouve matière à penser pour aujourd’hui (ce qui me rappelle, par parenthèse, que notre ministre des finances vient de déclarer que des livres et des théories, nous en avions suffisamment pour les siècles à venir et que, je cite : « assez pensé maintenant, retroussons nos manches » pour nous mettre au travail. Elle confirme ainsi ce que je pense depuis quelques mois : le travail, dans la conception de ces gens-là, qui n’est pas la mienne, c’est le contraire de la philosophie et de la sagesse : un empêchement à penser. Bouh !).

Comme Lydie Salvayre l’a souvent déclaré, l’écrivain a la responsabilité de sa prise de position dans l’époque. Si nul n’est désengagé, celui qui écrit, qui rend sa parole publique, l’est encore moins que d’autres. Parler pour tous, c’est commenter, d’une façon ou d’une autre, son temps. Par la mise en scène de ses deux personnages, entre France et Amérique (mais notre monde n’est-il pas justement, comme le suggère la géographie de son roman, déterritorialisé ?), Lydie Salvayre nous invite à penser la réalité de notre société, c’est-à-dire d’une petite planète où règne la marchandise, bien plus hégémonique que l’étaient les rois d’Ancien Régime.

L’écrivain du roman, comme il va de soi, meurt de faim – enfin, vivote comme il peut. En outre, son personnage n’est pas brillant : coincée, mal assurée, frustrée, gourmande, elle peut difficilement poser à l’Artiste. Tobold, vivant fastueusement de ses « extorsions, confiscations, participations, négociations sanglantes, opérations juteuses » dans cent vingt pays, souhaite – mais pourquoi donc ? il ne le dira jamais – que son évangile, sur le modèle de celui de l’Incarné (ainsi le nomme-t-il), soit fixé. L’écrivain, tout en se le reprochant vivement et en se détestant sans cesse, accepte, pour gagner enfin un peu d’argent, et, misère, prend goût au luxe qui lui est offert.

Mais Tobold a besoin d’amour et d’estime autant que les autres. Quand il apprend par hasard à quel point il est haï et méprisé, il plonge dans la dépression. Comment s’en sortir ? Selon le vieux principe qui consiste à piquer le beurre et l’argent du beurre et à s’attirer quand même le sourire de la crémière : il décidera de devenir le plus grand bienfaiteur de l’humanité en créant la plus grande fondation caritative du monde. Qu’on se rassure, elle rapportera, et pas seulement de l’amour. Quand on pense que Bill Gates est parfois perçu comme un nouveau saint, que tous les acteurs célèbres et richissimes n’ont de cesse de s’ériger en défenseurs de la planète (contre le sida, le trou de la couche d’ozone, etc.), on est content quand quelqu’un se moque un peu de la nouvelle « philanthropie innovante », n’est-ce pas.

Sans doute peut-on reconnaître un écrivain à sa forme d’humour et aussi à la distance précise qu’il instaure avec les personnages dont il est le plus proche (aussi proche que possible) : il y a chez Lydie Salvayre un ton goguenard (si c’est le mot), moqueur, sans complaisance, qui évite toujours que la dénonciation tombe dans la jérémiade et qui préserve longtemps l’ambivalence des sentiments du lecteur à l’égard de l’héroïne. Alchimie très discrète : ces délicieux imparfaits du subjonctif, par exemple, qui sont l’inscription dans le discours du roman de l’identité même de la narratrice, aussi significatifs que le geste d’arranger son matériel intime qui caractérise Tobold… Une des habiletés (romanesques) de ce roman consiste à avoir mis fugitivement en scène des personnes réelles parmi le personnel romanesque : les personnages fictifs du roman croisent parfois Robert de Niro (dont la narratrice est éprise), Sophie Marceau, Sharon Stone, Bill Clinton, Bill Gates et d’autres. L’idée n’est pas sans modèles, mais le renouvellement en est très intéressant et il constitue aussi une proposition romanesque atirante concernant la pertinence des sujets possibles : c’est la réalité, « spectaculaire » et économique, qui constitue un vrai sujet pour le roman contemporain. Car enfin, comment les romanciers pourraient-ils éviter de parler de ce qui hante nos vies, nos façons d’être, nos désirs et notre idéologie au sens le plus large : l’économie, le marché ? Façon de sortir de la tour d’ivoire, de se frotter à la violence d’aujourd’hui, de continuer de tenir le discours critique qui assure notre liberté d’esprit.

La fin du roman (tout en restant grinçante) est plutôt optimiste : quoique frustrée et vaguement grotesque, la narratrice trouve quand même en elle cette réserve d’amour-propre qui lui permet de se détacher, au bout de dix mois, de Tobold, et de bâtir ce projet romanesque (celui que nous lisons) mûri pendant deux ans. Optimiste car croyant en la vertu du roman qui nous apprend (comme la narratrice l’a appris) « les grands jeux, les grandes marques, les grandes tromperies, les grandes manigances, les grands désastres […], les marchés qui se mangent eux-mêmes, les décisions prises à la légère et dont les effets s’avéraient aberrants ». Optimiste car la narratrice, après être passée par cet enfer, retrouve « l’espoir entêté, l’espoir opiniâtre, l’espoir increvable […] le goût fervent du monde » et celui de « brocarder ce qui [lui] semblait l’enlaidir ». Optimiste enfin car c’est en s’emparant de ce qui nous paraît si complexe, la machine économique, en la parlant, que l’écrivain, et nous avec lui, échappons mentalement à ses rouages, et donc à une condition d’animal domestique. Leçon pour aujourd’hui. Allez ! Nous resterons quand même sur Terre, même si, tout compte fait, cette planète est devenue bien petite.

Belinda Cannone
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