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Disneyland à Venise
Les artistes et les expos - Thierry Laurent
Les biennales se suivent et parfois se ressemblent. D'où cette impression de terre connue qu'on éprouvait lors de celle qui vient de se dérouler à Venise cet été. Harald Szeemann, son commissaire, a pourtant choisi un thème élargi: " Le Plateau de l'Humanité ". L'humanité sur un plateau, telle quelle, sur le mode du compte rendu, une et multiple, civilisée ou barbare, perçue à travers le prisme des regards d'artistes.
Biennale ouverte à un très large éventail de pays dont les pavillons se disséminaient dans toute l'étendue de la ville. Pour découvrir l'exposition taiwanaise, il fallait marcher le long de la lagune jusqu'au Palazzo delle Prigioni, non loin du Pont des Soupirs. Pour pénétrer sous la Piscine de l'argentin Léandro Erlich, il fallait arpenter les ruelles de Venise jusqu'au Fondaco dei Tedeschi qui abrite à quelques encablures du Rialto les bâtiments de la poste. L'installation du Portugais Joào Penalva occupait le prestigieux Palazzo Vendramin dei Carmini. À Venise, l'art contemporain n'était plus l'apanage de quelques capitales occidentales: l'Arménie, Chypre, la Lettonie, l'Australie, la Roumanie étaient de la fête, même si pour découvrir les œuvres, il fallait souvent se perdre dans les dédales des venelles serpentines de la ville des Doges. D'ailleurs, " le Plateau de l'Humanité " penchait cette année vers l'Asie, tant les installations des artistes de Corée, de Singapour, de Taiwan se singularisaient par leur pertinence et la délicatesse de leur exécution.

Do-Ho Suh, Public Figures, 1998, 173 x 275 x 285 cm, Resin, glass fiber, steel structure.
L'artiste coréen Do-Ho Suh ne serait-il pas finalement la révélation de cette biennale ?
Ses œuvres sont présentées tant à l'exposition internationale qu'au pavillon coréen. Floor est une installation constituée d'un parterre de milliers de figurines de quelques centimètres de haut, soutenant de leurs paumes tournées vers le haut des dalles de verre sur lesquelles les spectateurs sont invités à poser leurs pas. Nous voilà transformés en Gulliver piétinant une humanité de lilliputiens, condamnée à supporter en silence la pesanteur des colosses sadiques ou indifférents que nous sommes. L'installation Some/One juxtapose une multitude de plaques d'identité en métal qui encastrées les unes aux autres comme des écailles de poisson forment un tapis qui progressivement se soulève pour former une armure en forme de corolle scintillante: symbole d'une force tutélaire, jaillie de la fusion d'une multitude de citoyens anonymes. I1 y a aussi ce papier peint (Who Am We) formé de médaillons juxtaposés qui, vus de loin, se fondent en une surface achrome. On l'a compris, le travail de Do-Ho Suh s'axe autour de la dialectique de la multitude et de l'individu. Son humanité n'est qu'une masse vivante où les idiosyncrasies sont condamnées à s'effacer dans un tout indistinct. Paradigme d'une société asiatique de masse dont la force conquérante résulte de l'anéantissement des singularités.

Ron Mueck, Untitled (boy), 1999, 4,9 x 4,9 x 2,4 m, Mixed media.
La thématique de l'effacement des identités au profit d'une logique de groupe est un thème également récurrent de la photographie contemporaine: plages surpeuplées de vacanciers hagards de Massimo Vitali, portrait de famille à la fois burlesque et tragique duJaponais Tatsumi Orimito, portraits glacés et presque macabres de membres d'associations ou de clubs de loisir du Finlandais Tuomo Manninen, où les visages se fondent en un archétype social commun assez terrifiant.

Avec les clichés de l'Américaine Lucinda Devlin, l'humain est absent de la prise de vue. L'artiste nous montre des salles terriblement vides, réservées à l'exécution capitale aux ÉtatsUnis, où trônent de sinistres chaises électriques ou des tables d'inJection létale. Univers aseptisé, atmosphère d'hôpital, huis clos impeccable. La mise à mort se déroule dans un local propre, net, avec cet éclairage glacial et sans ombre des aéroports. La barbarie nous est montrée dans sa crudité silencieuse, comme si l'élimination des excommuniés du modèle américain avait valeur d'extraction chirurgicale de tumeur cancéreuse.

Le corps humain est réintroduit en majesté avec les œuvres de l'Australien Ron Mueck. Corps présenté dans sa nudité, comme hostile à toute artificialité sociale. On ne peut pas manquer d'apercevoir à l'entrée de l'Arsenale ce gamin géant accroupi, vêtu d'un simple maillot de bain, (Unhtled Boy) qui affirme à travers la figure charnelle de l'adolescent la lutte d'une humanité contre le totalitarisme technologique. Victoire aléatoire cependant: le regard du garçon est hagard, inquiet, comme s'il percevait au loin une menace, et d'ailleurs il semble vouloir se protéger de ses avant bras levés à hauteur de tête contre un danger imminent. De la déconvenue se lit sur le visage du garçon, comme s'il s'attendait à rien de bon du monde adulte. Ron Mueck expose d'autres corps dans leur nudité réaliste, presque plus vrais que nature, celui d'un nourrisson exhibant la fragilité maladive de chairs fripées, d'un jeune adulte aussi, accroupi, visage face au sol, manifestation de pessimisme et de soumission. L'homme demeure plus que jamais voué à sa fragile nudité, semble nous signifier l'artiste, en ce début de millénaire voué à Internet et aux séjours dans l'espace.

Omniprésence de la vidéo, bien sûr! Une vidéo dont le propre serait de nous monter l'envers du décor, la face cachée du réel, l'invisible sous les dehors du quotidien. Si le cinéma nous raconte des histoires, nous montre des séquences chronologiques, là vocation de la vidéo ne serait-elle pas d'être l'envers du cinéma, s'intéressant à l'instant, s'ingéniant à démonter les artifices de l'image, à dénoncer les illusions du spectacle. Aussi la vidéo use-t-elle de procédés comme le ralenti, l'arrêt sur image, les gros plans, la multiplicité d'écrans géants, afin de permettre au spectateur de repérer ce que sa conscience visuelle anesthésiée par les clichés du quotidien lui empêche d'identifier. La vidéo tente de s'immiscer dans les anfractuosités d'un banal qui échappe au regard ordinaire.
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mis en ligne le 28/11/2001
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