Les artistes et les expos

Disneyland à Venise
par Thierry Laurent


Les biennales se suivent et parfois se ressemblent. D'où cette impression de terre connue qu'on éprouvait lors de celle qui vient de se dérouler à Venise cet été. Harald Szeemann, son commissaire, a pourtant choisi un thème élargi: " Le Plateau de l'Humanité ". L'humanité sur un plateau, telle quelle, sur le mode du compte rendu, une et multiple, civilisée ou barbare, perçue à travers le prisme des regards d'artistes.
Biennale ouverte à un très large éventail de pays dont les pavillons se disséminaient dans toute l'étendue de la ville. Pour découvrir l'exposition taiwanaise, il fallait marcher le long de la lagune jusqu'au Palazzo delle Prigioni, non loin du Pont des Soupirs. Pour pénétrer sous la Piscine de l'argentin Léandro Erlich, il fallait arpenter les ruelles de Venise jusqu'au Fondaco dei Tedeschi qui abrite à quelques encablures du Rialto les bâtiments de la poste. L'installation du Portugais Joào Penalva occupait le prestigieux Palazzo Vendramin dei Carmini. À Venise, l'art contemporain n'était plus l'apanage de quelques capitales occidentales: l'Arménie, Chypre, la Lettonie, l'Australie, la Roumanie étaient de la fête, même si pour découvrir les œuvres, il fallait souvent se perdre dans les dédales des venelles serpentines de la ville des Doges. D'ailleurs, " le Plateau de l'Humanité " penchait cette année vers l'Asie, tant les installations des artistes de Corée, de Singapour, de Taiwan se singularisaient par leur pertinence et la délicatesse de leur exécution.

L'artiste coréen Do-Ho Suh ne serait-il pas finalement la révélation de cette biennale ?
Ses œuvres sont présentées tant à l'exposition internationale qu'au pavillon coréen. Floor est une installation constituée d'un parterre de milliers de figurines de quelques centimètres de haut, soutenant de leurs paumes tournées vers le haut des dalles de verre sur lesquelles les spectateurs sont invités à poser leurs pas. Nous voilà transformés en Gulliver piétinant une humanité de lilliputiens, condamnée à supporter en silence la pesanteur des colosses sadiques ou indifférents que nous sommes. L'installation Some/One juxtapose une multitude de plaques d'identité en métal qui encastrées les unes aux autres comme des écailles de poisson forment un tapis qui progressivement se soulève pour former une armure en forme de corolle scintillante: symbole d'une force tutélaire, jaillie de la fusion d'une multitude de citoyens anonymes. I1 y a aussi ce papier peint (Who Am We) formé de médaillons juxtaposés qui, vus de loin, se fondent en une surface achrome. On l'a compris, le travail de Do-Ho Suh s'axe autour de la dialectique de la multitude et de l'individu. Son humanité n'est qu'une masse vivante où les idiosyncrasies sont condamnées à s'effacer dans un tout indistinct. Paradigme d'une société asiatique de masse dont la force conquérante résulte de l'anéantissement des singularités.

La thématique de l'effacement des identités au profit d'une logique de groupe est un thème également récurrent de la photographie contemporaine: plages surpeuplées de vacanciers hagards de Massimo Vitali, portrait de famille à la fois burlesque et tragique duJaponais Tatsumi Orimito, portraits glacés et presque macabres de membres d'associations ou de clubs de loisir du Finlandais Tuomo Manninen, où les visages se fondent en un archétype social commun assez terrifiant.

Avec les clichés de l'Américaine Lucinda Devlin, l'humain est absent de la prise de vue. L'artiste nous montre des salles terriblement vides, réservées à l'exécution capitale aux ÉtatsUnis, où trônent de sinistres chaises électriques ou des tables d'inJection létale. Univers aseptisé, atmosphère d'hôpital, huis clos impeccable. La mise à mort se déroule dans un local propre, net, avec cet éclairage glacial et sans ombre des aéroports. La barbarie nous est montrée dans sa crudité silencieuse, comme si l'élimination des excommuniés du modèle américain avait valeur d'extraction chirurgicale de tumeur cancéreuse.

Le corps humain est réintroduit en majesté avec les œuvres de l'Australien Ron Mueck. Corps présenté dans sa nudité, comme hostile à toute artificialité sociale. On ne peut pas manquer d'apercevoir à l'entrée de l'Arsenale ce gamin géant accroupi, vêtu d'un simple maillot de bain, (Unhtled Boy) qui affirme à travers la figure charnelle de l'adolescent la lutte d'une humanité contre le totalitarisme technologique. Victoire aléatoire cependant: le regard du garçon est hagard, inquiet, comme s'il percevait au loin une menace, et d'ailleurs il semble vouloir se protéger de ses avant bras levés à hauteur de tête contre un danger imminent. De la déconvenue se lit sur le visage du garçon, comme s'il s'attendait à rien de bon du monde adulte. Ron Mueck expose d'autres corps dans leur nudité réaliste, presque plus vrais que nature, celui d'un nourrisson exhibant la fragilité maladive de chairs fripées, d'un jeune adulte aussi, accroupi, visage face au sol, manifestation de pessimisme et de soumission. L'homme demeure plus que jamais voué à sa fragile nudité, semble nous signifier l'artiste, en ce début de millénaire voué à Internet et aux séjours dans l'espace.

Omniprésence de la vidéo, bien sûr! Une vidéo dont le propre serait de nous monter l'envers du décor, la face cachée du réel, l'invisible sous les dehors du quotidien. Si le cinéma nous raconte des histoires, nous montre des séquences chronologiques, là vocation de la vidéo ne serait-elle pas d'être l'envers du cinéma, s'intéressant à l'instant, s'ingéniant à démonter les artifices de l'image, à dénoncer les illusions du spectacle. Aussi la vidéo use-t-elle de procédés comme le ralenti, l'arrêt sur image, les gros plans, la multiplicité d'écrans géants, afin de permettre au spectateur de repérer ce que sa conscience visuelle anesthésiée par les clichés du quotidien lui empêche d'identifier. La vidéo tente de s'immiscer dans les anfractuosités d'un banal qui échappe au regard ordinaire.

Ainsi le vidéaste Anglais Mark Wallinger parvient-il à restituer la part de sacré et de religieux que recèle la banalité d'un lieu public comme un aéroport. Threshold to the Kingdom nous montre l'arrivée de voyageurs à un terminal d'aéroport britannique, filmés au ralenti sur fond de musique sacrée, en l'occurrence le Miserere d'Allegri. La scène se mue en une chorégraphie de ballet parfaitement orchestrée, comme si l'aléatoire des gestes et des démarches de tous les jours obéissait à un mouvement d'horloge cosmique. L'aéroport dans sa quotidienneté lugubre prend soudain des allures de cathédrale. Dieu ne serait-il pas l'ordonnateur de nos moindres mouvements ? Autre réalisation assez hallucinante de Marc Wallinger, artiste imprégné de lecture de la Bible et dont la figure d'un Christ en résine synthétique orne le vestibule du pavillon britannique: Angel, vidéo où l'artiste se met lui-même en scène, déguisé en prophète aveugle, lunette noire et canne blanche, récitant en bas d'un escalator de métro les premiers versets de l'Évangile selon Saint-Jean. Seulement voilà: l'Evangile est récité à l'envers et l'artiste est contraint de progresser à reculons pour parvenir à demeurer en place sur les marches descendantes de l'escalier roulant. Manière de révéler l'inanité d'un monde à l'envers, robotisé jusqu'à l'absurde et où les forces se contrariant sans cesse aboutissent à l'immobilité générale.

Autre vidéo marquante qui exploite le décalage avec le réel pour mieux en souligner l'absurdité, celle du suisse Ingeborg Luscher, (Fusion) montrant des footballeurs en costumes cravates se livrant aux rituels triomphalistes des matchs de grand soir sur une pelouse de stade vide: l'effet est d'autant plus burlesque que les participants semblent eux-mêmes s'accommoder fort bien de cette dérision. La gestuelle d'une civilisation vouée au spectacle sportif nous apparaît comme les gesticulations d'aliénés échappés de l'asile.

Avec Flex de l'Anglais Chris Cunningham, la vidéo peut allier virtuosité technique et plasticité néoclassique des corps. Chris Cunningham nous montre un corps à corps entre un homme et une femme où la joute amoureuse le dispute à la férocité d'un combat animal dans une atmosphère crépusculaire destinée à indiquer que toute rencontre amoureuse est aussi un affrontement guerrier. L'artiste nous offre une sorte de métaphysique des corps dont les déchirements sanguinaires se terminent par une projection lumineuse dans l'espace intersidéral. Vertige absolu d'un duel charnel qui s'achève dans l'intemporalité du cosmos. Autre prouesse de Chris Cunningham: All full is love nous montre deux robots dont les mécanismes apparents contrastent avec les visages féminins à la peau veloutée. Les deux " femmes " se livrent à des attouchements saphiques d'autant plus troublant que leur univers est celui de la science-fiction.

Un des thèmes récurrent de la vidéo à la biennale de Venise est sans doute celui de la chute, chute d'Icare, déchéance de Prométhée, chute pascalienne de l'homme qui en voulant faire l'ange se voit condamné à faire la bête. Le " Plateau de l'humanité " voulu par Harald Szeemann ne cesse de se renverser à terre et les personnages se fracassent au fond de l'abysse. Vision désenchantée d'une humanité qui bascule à terre.

Témoin cette vidéo du Suédois Lars Siltberg montrant un homme en combinaison argentée de danseur étoile, les pieds et les mains empêtrés dans des boules volumineuses et qui de ce fait ne cesse de perdre l'équilibre, de tomber à terre lamentablement, de se relever pour choir de plus belle, tantôt ; sur une surface de glace tantôt dans une piscine. Même thématique avec la vidéo de Garry Hill, mais avec la violence en plus et le burlesque en moins: Wall Piece nous montre un homme apparemment enfermé dans une cellule étroite qui s'élance et se cogne, en un flash de lumière, contre la cloison et retombe à terre dans l'obscurité. L'homme réitère à l'infini son saut comme un moustique qui ne cesse de se heurter à une paroi, avec un acharnement désespéré, tel un Sisyphe obstiné.

Même vision dans le film d'animation du scandinave Magnus Wallin. Exit montre l'image sans cesse répétée d'un trapéziste virtuose qui s'envole dans les airs et perd l'équilibre, se fracassant après une chute vertigineuse en mille morceaux épars. Dans le même esprit, mais cette fois-ci sur le mode du vaudeville, l'Américain John Pilson s'amuse à mettre en scène un bureaucrate pressé par un rendez-vous et qui tente sans succès d'enfouir une liasse de dossier dans une mallette qui ne cesse de s'ouvrir malencontreusement et laisse choir épars au sol les documents. La scène visualisée sur plusieurs écrans se répète à l'infini, développant un comique de répétition inspiré des Marx Brothers. Enfin, et pour en finir avec la vidéo à Venise, cette vision sarcastique du Suisse Urs Luthi nous montrant un quinquagénaire bedonnant, sans doute amoureux d'une jeune donzelle, s'acharnant à marcher sur un tapis de gymnastique pour perdre du poids: image d'une humanité qui ne cesse de piétiner sur place, vouée à prodiguer toujours plus d'efforts pour d'improbables mirages.

Autre domaine de prédilection de l'art contemporain à Venise: les installations. Se singulariseraient-elles par une vison plus sereine du « Plateau de l'Humanité » ? Guère !
Force est de reconnaître encore une fois que la surprise est venue d'Asie. On ne saurait rester insensible à l'élégance décorative de ce jeu de lustres qui se balancent sans toutefois s'entrechoquer, conçu par Susann Victor pour le pavillon de Singapour. Dusted by Rich Manœuvre donne l'impression d'un permanent risque de collision entre les cristaux des lustres latéraux qui semblent vouloir percuter le lustre central d'apparence plus fragile. Et le mécanisme qui préside aux balancements évite que la collision secrètement redoutée ou attendue ne se produise.

Mais la réalisation la plus surprenante est sans doute celle de l'artiste Shu-min Lin, réalisée pour le pavillon de Taiwan: Glass ceiling rappelle à certains égards Floor de Do-Ho Suh. Un dallage où les visiteurs sont invités à s'aventurer laisse apercevoir en hologramme au gré des éclairages des visages d'hommes et de femmes effarés qui semblent surgir brutalement au moment de notre passage et nous crier un message que nous n'entendons pas. Comme des morts s'égosillant à nous avertir en silence de l'imminence d'un danger. Parcours qui évoque la descente aux enfers d'un Ulysse rendu sourd aux cris des ancêtres.

L'installation devient donc le maître-mot de l'art d'aujourd'hui et il faut bien reconnaître qu'elle bouleverse les données de la perception et le mode de fonctionnement de l'œuvre d'art. Le spectateur cesse de regarder une œuvre de loin, il est au contraire invité à pénétrer à l'intérieur, car l'œuvre contemporaine, d'objet à regarder, s'est muée en espace à parcourir, à expérimenter, à habiter. Le phénomène n'est certes pas nouveau si l'on se souvient du fameux Merzbau de Kurt Schwitters ou du Cabinet logologique de Dubuffet espaces en forme de grotte que le visiteur est amené à explorer. Le corps du visiteur est dorénavant impliqué dans sa totalité et ce sont tous ses sens qui désormais sont sollicités: la vue, l'ouie le toucher, l'odorat. L'œuvre est mise en spectacle dans un espace scénique où sont requis comme moyens d'expression autant les sons que les lumières, autant les effets tactiles que les parfums. L'œuvre d'art devient, pour paraphraser Baudelaire, "une forêt de symboles, où les parfums, les couleurs et les sons se répondent".

Dans cette optique d'un art-environnement, la vedette est revenue cette année au pavillon allemand, avec l'installation de Grégor Schneider, Dead House Ur, gratifiée du Lion d'or de la meilleure participation. À l'extérieur, rien qu'une porte banale, assez étroite, par laquelle les visiteurs sont admis par petit nombre, d'où l'obligation de faire la queue pendant trois quarts d'heure pour être admis à séjourner dans le pavillon allemand. Séjourner est le terme adéquat, car il s'agit bien ici de l'intérieur d'une maison, entièrement reconstituée à échelle normale - escalier d'entrée avec rampe, chambre à coucher, débarras, cuisine, cave - mais l'atmosphère y est glauque et fantômatique. Une maison délabrée, abandonnée, pourvue de dédales, de corridors étroits, de recoins dérobés et plâtreux. Ici, tout est sordide, étouffant, carcéral et dévasté. Les quelques meubles sont défoncés et un désordre de maison abandonnée, de squat ravagé et jonché de gravats règne en maître. Aucune fenêtre n'ouvre sur l'extérieur et la lumière est parcimonieuse. Les visiteurs qui tour à tour se perdent, se cherchent et se retrouvent, errent au hasard d'un parcours non balisé, se hasardent à pas hésitants dans un huis clos silencieux. Petite ironie de l'artiste: tout au fond du dédale, dans une pièce exiguë une boule de boîte de nuit fait tournoyer ses reflets argentés. L'explication d'une telle déambulation, outre le plaisir du spectateur de se perdre, de s'accorder quelques frayeurs sans danger, de se remémorer les jeux de piste de son enfance, de se laisser surprendre par une cache inattendue? L'artiste affirme que l'œuvre ne doit pas être comprise en termes de « visible et de non visible, mais davantage en termes de perception consciente ou inconsciente ». Autre explication cette fois-ci donnée par le commissaire de l'exposition: la maison symboliserait la complexité des méandres de l'ego humain. I1 est un fait que le misérabilisme étroit du lieu finit par provoquer un malaise, pire un mal être, comme si le lieu déclenchait une sonnette d'alarme qui nous alertait des dysfonctionnements du monde extérieur. Vertige du banal ?

Bien souvent l'installation se veut copie du réel, et s'il fallait trouver un paradigme pour la définir, ce serait celui du studio de cinéma. Street Market des Américains Barry Mc Gee, Stephen Powers et Todd James est la reconstitution grandeur nature d'une rue commerçante typique d'une ville moyenne américaine. Imbrication d'échoppes chamarrées, de boutiques surmontées d'enseignes lumineuses, de magasins ornés de panneaux publicitaires, sans oublier les innombrables graffitis qui courent sur les murs et les stores. Certes, les marques annoncées sont ici de pure invention et l'on se rend bien compte que l'esprit du lieu est à la parodie. D'autant que face à ce décor d'inspiration Pop et annces 1980 une série de camions renversés, de taille imposante, offre un spectacle de châssis, de tuyaux d'échappement, de roues caoutchoutées tournant presque encore sur leur axe. Affrontement entre les vertiges amnésiques d'une société de consommation et son échec latent symbolisé par les poids lourds couchés sur leur flanc, qui semblent avoir été abattus par un récent séisme. La rue est déserte d'ailleurs. Aucun consommateur n'est présent pour remplir ces lieux. Métaphore d'un univers d'abondance matérielle et de solitude humaine ?

L'installation peut aussi s'éloigner du réel pour recréer un univers inédit, nourri de fantasmes et d'imaginaire. Avec l'installation au titre évocateur Walking in Venus Blue Cave, le Brésilien Ernesto Neto nous offre un univers de tulle et de gaze transparente où l'on pénètre comme dans les méandres d'une grotte, dont les parois sont constituées de volumes malléables, épousant les saillies du corps comme une seconde peau. Univers voluptueux, ressemblant à un océan de nuages, où le corps flotte comme en apesanteur. Le visiteur a tous les droits: il peut se vautrer à loisir, accomplir des cabrioles, deviser, s'adonner à une sieste roborative, s'oublier dans un confort absolu. Autre œuvre d'Ernesto Neto, visible à l'Arsenale, employant les mêmes matériaux, mais cette fois-ci pour contenir des amas de graines odorantes qui par leur poids donnent au tulle la forme de pesante et sensuelle stalactite exhalant des fragrances épicées.

L'installation va jusqu'à proscrire toute matérialité pour ne viser qu'à provoquer des effets de pure atmosphère. Au pavillon nordique, il n'y a presque rien à voir, hormis quelques parois blanches posées à intervalles réguliers et quelques fils métalliques tendus face à un mur blanc, évoquant par ce procédé le givre. Mais le " spectacle " est ailleurs, car l'œuvre ici n'est pas à voir mais à entendre, mieux à vivre: de puissants haut parleurs diffusent un bruit de tempête de neige et de vent, et nous voilà transportés des rives estivales de l'Adriatique sur la banquise hivernale du Groenland. L'art de l'installation n'est pas destiné à satisfaire la vue ou un sens en particulier, mais à créer une qualité particulière d'atmosphère, suffisamment convaincante pour nous extraire du lieu où nous sommes. Dans le même ordre d'idée, le pavillon autrichien propose l'expérience psychédélique de la Rave. Le groupe Granular = Synthésis a disposé face à face deux écrans vidéo qui mitraillent dans le noir des flash de lumière pendant qu'une musique tonitruante nous percute l'estomac d'ondes de choc. Esthétique de la pure sensation, de l'oubli de soi, de la transe, pour peu qu'on veuille bien se prêter au jeu.

De façon générale, l'art contemporain a cessé d'être une œuvre délimitée à regarder, mais s'affirme sous forme d environnement faisant appel à tous les sens. Il est significatif qu'aucun siège ne soit disposé dans les salles de vidéo, preuve qu'il est demandé au spectateur de déambuler afin d'expérimenter plusieurs angles de vue. Au pavillon israélien, l'artiste Uri Katzenstein a disposé une installation regroupant sur plusieurs niveaux séparés par des escaliers des écrans où défilent en temps différés des images de personnages au visage masqué se livrant à des ballets énigmatiques. L'œuvre n'est pas dans les écrans, mais dans l'ambiance spécifique produite par les sons, les images, l'éclairage.

Bien souvent, installation et vidéos se conjuguent afin de créer l'ambiance de l'œuvre. Avec Provisional Home, l'artiste espagnole Eulalia Valldosera expose un univers de chaises et de bureaux renversés, comme si des pillards venaient de faire irruption dans la salle et de tout saccager. Aux murs défile comme des reflets de lanterne magique la vidéo de ce même mobilier, mais en parfait ordre de rangement. Ici ordre et désordre, présent passé, réel et image, siège debout et siège renversé se juxtaposent et s'affrontent en même temps, en une expérience de l'éphémère.

Et la peinture alors ? Serait-elle absente de la Biennale ? Certes non, puisqu'on peut admirer les toiles récentes de Twombly, gratifié du lion d'or de l'art contemporain. Mais force est de reconnaître que la peinture a délaissé l'espace circonscrit du tableau pour investir le lieu agrandi et dépourvu de limites formelles de l'installation. Merveilleuse de poésie bucolique est à cet égard Untitled de l'artiste Léon Tarasewics, qui a conçu pour le pavillon polonais un parterre constitué de séries de rainures en relief bicolore, bleu d'un côté, jaune de l'autre, si bien que l'on peut tour à tour évoluer dans un champ de lavande ou marcher parmi des tournesol, selon la direction prise par le visiteur.

Il n'y avait pas qu'au pavillon allemand qu'il fallait faire la queue pour entrer. Au pavillon canadien, James Cardiff et Georges Bures Million présentent avec Paradise Instiute un dispositif sophistiqué: le spectateur est invité à prendre place sur un siège se situant dans une salle de théâtre reconstituée. Des écouteurs sont distribués et un film est projeté sur la scène, montrant des séquences d'une maison en train de brûler. Mais la surprise vient de ce qu'on entend à travers les écouteurs, non la bande son du film, mais les murmures et les bruissements de voix du spectateur censé regarder le film. Nous voilà dans la peau d'un alter ego dont les commentaires intimes se font nôtres. L'œuvre joue donc sur l'effet de décalage entre un son et une vision qui se télescopent et surtout entre le " je " que nous sommes en tant que visiteur, et ce personnage autre dans la peau duquel nous nous glissons. Avant-goût de science fiction, où les identités perdent leur autonomie, menacées qu'elles sont de se fondre dans une altérité imposée de l'extérieur.

Autre procédé utilisé par l'installation à Venise, celui qui consiste à- exiger une participation active du spectateur au dispositif mis en place. Ainsi en est-il des trois Spirales de Richard Serra, autre artiste primé à Venise d'un lion d'or, immense paroi métallique en forme de spirale. À les regarder, elles ressemblent à des murailles de fer effrayantes et majestueuses. Mais aussitôt qu'on accepte de se glisser dans le labyrinthe, l'impression est toute autre: le spectateur s'enfonce dans un défilé étroit, cerné de hautes parois, progresse avec hésitation comme au fond d'un ravin, rejoint finalement le centre avec le sentiment d'avoir été malgré lui aspiré par un tourbillon et de ne plus pouvoir en sortir, comme un Thésée à qui manquerait un fil d'Ariane. L'œuvre n'existe que par son expérimentation physique.

Parfois, le spectateur est invité à payer de sa personne jusqu'à accomplir des exercices musculaires. Au pavillons hongrois, Antal Lakner nous invite à manipuler des instruments de gymnastique qui ressemblent à ceux aperçus dans les salles de sport. Seulement l'ironie est là: les exercices que nous sommes amenés à pratiquer sont calqués sur le monde du travail: maniement de la brouette (Home transporteur), du balai brosse pour peindre des grandes surfaces, du tour à meuler. Manière de dénoncer l'obsession d'exercice physique d'une société de loisir où le travail manuel dans sa pénibilité extrême n'est pas encore éradiqué. Beaucoup d'installations s'amusent à dénoncer les extrémismes de notre société. " Macdonalisation " à outrance de l'univers urbain avec la mise en scène d'un environnement circulaire des grands " M " lumineux jaune fluo, copie conforme des enseignes Mac Donald du Japonais Nasato Nakamura, ou encore la montée des intégrismes, avec la mise en place de ces personnages de noir vêtu actionné par un mécanisme destiné à leur faire accomplir indéfiniment le geste de la prière, du Russe Léonid Sokov (Projection of 20 th Century Sculpture)

L'art contemporain tel qu'il se présente en cette biennale de 2001, installations et vidéos confondus, semble obéir à une esthétique de la caverne. Le spectateur est invité à quitter le monde du réel pour s'immiscer à l'intérieur d'un univers entièrement reconstitué, un monde fictif, en forme de décor de théâtre ou de studio de cinéma. Ainsi l'art contemporain fonctionne-t-il comme un " théâtre à quatre murs " pour reprendre une expression de Diderot, un univers clos, qui se suffit à lui-même, formant un espace étranger au monde du spectateur. Le public est invité à participer au dispositif en tant qu'acteur, il est amené à venir l'expérimenter, à monter sur scène, à devenir comédien d'une fiction dont il est le principal protagoniste. Le " spectateur-acteur " est amené à la fois à regarder l'œuvre de l'intérieur et à observer son propre comportement, dans cet au-delà du miroir qu'est l'espace fictif de l'œuvre.

La question se pose alors d'un art contemporain devenu un dispositif sophistiqué d'attraction pour grand public, analogue à Disneyland, une sorte d'aérobic culturel pour vacanciers en mal de sensations fortes. En quoi la certes envoûtante installation de l'Allemand Grégor Schneider reposerait-elle sur un procédé différent de celui de la visite de " la Maison hantée " de Disneyland, voire de celle de la Maison de Blanche Neige ? Même remarque pour la piscine de l'Argentin Léandro Erlich qui joue sur l'ambiguité d'une surface de verre bleuté sous laquelle le visiteur est invité à se rendre pour goûter l'impression de se promener sous la surface aquatique: même procédé que la visite du sous-marin du capitaine Némo, situé au fond d'un bassin à Disneyland ?

Le critique américain Norman Klein ne s'est pas trompé en estimant que l'art contemporain ne ferait que reproduire les données sociologiques d'une société de loisir vouée au divertissement de masse. L'œuvre d'art serait condamnée à reproduire à l'infini " des espaces scénarisés " c'est à dire " toute rue ou intérieur où le spectateur peut s'imaginer comme étant le principal protagoniste d'une histoire imaginaire ". Les cartons pâtes des monuments reconstruits de Las Vegas, les univers peinturlurés de Disneyland, et les sons et lumière du Château de la Belle au Bois Dormant deviendraientils les prototypes de l'œuvre d'art contemporaine, espace scénique où le spectateur devient lui-même le spectacle ? La critique platonicienne de l'art revient d'actualité: voilà l'art redevenu un simulacre, un leurre, la restitution de l'espace clos de la caverne, où le spectateur serait invité à oublier le récl, à le nier entre les rêves et les illusions d'un merveilleux aseptisé et anesthésiant, au point de priver le spectateur de toute réflexion critique.

Certes, l'artiste n'a pas abdiqué son rôle de prophète lucide, et bien des œuvres montrées à la biennale de Venise permettent de décrypter le réel, d'en démontrer ses leurres, ses mensonges et ses illusions. Il n'en demeure pas moins qu'entre des œuvres de réflexion et celles en forme de gadget récréatif la frontière est labile. Et particulièrement à Venise cette année.

Thierry Laurent

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