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La formation du prix de l'œuvre, un défi aux rêgles économiques ?
L'oeuvre, une Reference fiscale a visages multiples par Kate Vincent
par Kate Vincent
"Changer les conditions de l'Art en France" était donc le thème du 3ème congrès interprofessionnel de l'art contemporain / CIPAC (Nantes, les 15 et 16 novembre derniers). Or les acteurs de ce vaste champ d'exploration, n'ont pas choisi d'ouvrir un débat particulier sur la notion du prix de vente de l'œuvre, notion qui pourtant est indissociable de sa vie économique. Faut-il pour autant écarter toute idée d'évolution concernant la formation de ce prix?
Interrogés sur ce sujet, nombre d'artistes disent que la détermination du prix de leurs œuvres leur échappe à double titre. D'une part parce qu'ils ne savent pas déterminer un prix sur des critères objectifs, et d'autres part, parce que quoiqu'il en soit, c'est le marché qui détient le pouvoir d'en décider, et non pas eux. Toutefois il est permis de ne pas admettre ceci comme une fatalité, et de s'interroger sur la structure des prix et leur mode de détermination.


Un prix de vente résulte traditionnellement d'un compromis entre les contingences du vendeur, prix de revient et taux de profit, et les réactions du marché. Celles-ci sont prévisibles face à des productions classiques. Les attentes du consommateur peuvent être détectées: l'offre est alors adaptée. A l'inverse, la création plastique a ceci de particulier qu'elle garde son autonomie et évolue principalement par rupture avec les goûts et les modes, elle impose l'innovation au marché lui conférant ainsi un caractère "insondable", c'est à dire dominé par l'incertitude(1).
Dans ces conditions l'artiste pourrait a priori dicter entièrement sa loi au marché et imposer ses prix; ce raisonnement ne tient pas compte d'un paramètre fondamental de l'économie de la création: l'œuvre n'est pas créée dans un but premier d'enrichissement, elle n'est pas une production commerciale. Le processus de création est d'ailleurs souvent comparé à la recherche fondamentale, car son but n'est pas connu à l'avance, son produit n'a pas de valeur marchande immédiate.
Par ailleurs, aucun marché n'est censé s'ouvrir à un producteur ne faisant aucun effort vers le consommateur, ni à un produit ayant une utilité improbable. La rencontre s'opère pourtant en grande partie grâce aux médiateurs, et si ce terme est utilisé dans le milieu de l'art contemporain, c'est bien parce qu'il s'agit pour eux de nouer une relation entre deux mondes que tout oppose.
La transmission de l'œuvre de l'artiste à l'acquéreur, ne s'opère donc souvent que parce qu'une valeur s'est ajoutée à la production sortie de l'atelier, valeur apportée par la médiation.


Une approche possible de la structure du prix, consiste à isoler deux composantes économiques au sein de l'œuvre:
- l'une matérielle que l'on peut définir comme étant le produit
- l'autre immatérielle qui va correspondre à la capacité d'intégration du produit au marché.
Si l'on admet que cette capacité d'intégration au marché est le fruit de ce que l'on pourrait appeler le "capital artistique" du créateur, il s'agit d'ajouter au prix de revient du produit un éventuel profit qui va rémunérer ce "capital artistique".

Ainsi est-il possible de repousser l'idée commune selon laquelle le prix de l'œuvre relève totalement de l'irrationnel, du moins pour les artistes jouissant d'une notoriété moyenne ou faible (90% environ de la population artistique)(2), ceci ne concernant pas bien sûr, la frange limitée des artistes cotés, dont les prix sont faits par le marché.

Ce raisonnement permet également d'introduire dans la structure du prix une différence entre la rémunération du travail de l'artiste, incorporée au prix de revient, et la rémunération de son "capital artistique". L'artiste débutant a un capital artistique faible, pour autant, sa participation à l'œuvre est réelle, matérialisable et doit être payée.
Il nous est aussi possible de fixer un prix de vente minimum, le prix de revient en-deça duquel on ne descendra pas. Ce prix ayant un sens économique, peut faire l'objet d'une analyse critique de la part du créateur.

Il nous est donc possible de schématiser la structure du prix de vente, en quatre composantes primaires:


Les coûts d'acquisition comprennent le prix d'achat des matières premières incorporées à l'œuvre et les frais accessoires liés à ces achats.

Les coûts de transformation et des préalables que sont les phases de mûrissement et de conception, doivent couvrir le financement du temps de travail et de l'outil de travail: lieu, équipement, frais généraux.
Comment valoriser le temps de travail? C'est là bien sûr, une difficulté réelle que l'on peut contourner par un raisonnement de type "manque à gagner": quel salaire serait perçu par l'artiste s'il exerçait, à la place son art, une autre activité, telle que l'enseignement par exemple? Ainsi une estimation rapide du temps passé appliquée au taux horaire de cette autre activité, peut-elle répondre à notre question.
L'outil de travail peut également être rapporté à ce taux horaire, en fonction de la durée globale annuelle consacrée à la création.

La diffusion regroupe tous les efforts visant à faire connaître l'œuvre en vue de sa commercialisation: participations à des expositions, éditions de plaquettes de présentation, de catalogues, interviews. On retrouve donc à ce stade, des achats dont éventuellement des honoraires spécifiques de médiateurs, des frais connexes, des coûts de stockage du produit fini, des heures de travail artistique consacrées à la recherche de débouchés, déterminées selon les mêmes règles que celles vues précédemment.

La rémunération du capital artistique est quant à elle composée des "dividendes" apportés par la notoriété, qu'une volonté de traduction financière incite à dénommer "capital artistique". En effet, la notoriété de l'artiste n'est rien moins que son actif professionnel prépondérant, résultant de l'apport conjoint de ses propres talents et de l'amplification qui en est faite par la médiation. Elle provient d'un ensemble de facteurs tels que:
- la formation, la personnalité de l'artiste, le nombre d'années d'expérience, la nature médiatique des œuvres, l'importance des ventes déjà réalisées, le nombre d'expositions déjà réalisées, les récompenses obtenues
- la qualité des acheteurs, le prestige des lieux d'exposition, la stratégie commerciale du galeriste, la présence dans des lieux institutionnels, la présence dans des revues spécialisées, la participation à des foires et salons

Les artistes "cotés" bénéficient d'un référentiel public de notoriété. Dans les prix de vente parfois exorbitants de leurs œuvres, le prix de revient s'efface devant l'importance prise par la partie correspondant à la notoriété. Ceci s'inverse au fur et à mesure que la notoriété décroît mais la notion de rémunération du "capital artistique" doit néanmoins subsister, puisque c'est elle qui détient le facteur de variabilité du prix, appliqué par exemple en réponse aux questions suivantes:

Pense-t-on pouvoir faire payer une notoriété confirmée?
Pense-t-on pouvoir faire payer une notoriété en devenir?
Veut-on faire "grimper" une image en surcotant des œuvres de jeunes artistes?
Veut-on au contraire lancer à bas prix des œuvres en les chargeant d'un fort attrait spéculatif?
Autant de décisions qui peuvent se traduire par l'application d'un coefficient au prix de revient, pour déterminer le prix de vente.

Reste à savoir au profit de qui se répartit ce prix, ce que permet le tableau ci-dessous:

Ainsi est-il possible pour l'artiste de vérifier dans quelle direction portent financièrement ses efforts, et si un équilibre économique est respecté entre les différents bénéficiaires lors de l'établissement du prix de ses œuvres.
En particulier, sans remettre en question le travail du galeriste on doit s'interroger sur la rémunération de celui-ci, et surtout le comparer à celui de l'artiste souvent sous-évalué. En effet s'il peut être normal que le capital artistique ne soit pas rémunéré lorsque la notoriété de l'artiste est faible, est-il normal que son travail (et ses frais généraux) ne le soit pas? Sans ce travail l'œuvre n'existerait pas, au même titre qu'elle n'existerait pas sans les matériaux qui la composent.

par Kate Vincent
Cabinet d’expertise comptable S.F.C.
20, rue St Hilaire
94210 La Varenne St Hilaire
kvincent@club-internet.fr
(1) "L'économie des arts plastiques" B. Rouget / D. Sagot-Duvauroux, l'Harmattan, 1996
(2) Enquête du Centre de sociologie des arts, 1992
mis en ligne le 21/03/2002
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