Les artistes et les expos

Bill Viola à la National Gallery
Par Thierry Laurent


Montrer « les passions » humaines, les émotions dans leur incandescence, au point de défigurer les visages jusqu’à leur tragique caricature, tel est l’exercice de style proposé par le vidéaste Bill Viola pour l’exposition initiée par le Getty Museum
et poursuivie en majesté à la National Gallery de Londres. « The Passions » de Bill Viola, autant de vidéos qui constituent par leur connotation classique et leur virtuosité technique une œuvre en rupture avec un art contemporain encore voué à la sécheresse des ready-mades. L’artiste a recours aux procédés les plus sophistiqués de l’image tout en s ‘appliquant à restituer l’esthétique des grands maîtres de la peinture. De ce paradoxe inattendu résulte une œuvre éblouissante, où l’immobile et le mobile se conjuguent en une lenteur mesurée des attitudes, qui
confère aux figures une aura mystique. Car c’est bien cette esthétique chrétienne du sacré que revisite magistralement Bill Viola.

L’écran plat tout d’abord : Bill Viola y a recours ici comme support de l’image. Abrogé le vieux téléviseur cathodique, avec ce qu’il comporte d’épaisseur, d’encombrement, de lourdeur. Abrogé également toute projection de l’image sur le mur. Les écrans plats qu’utilise Bill Viola sont de petite dimension. De fait, les voilà assimilables à des tableaux peints, mieux, aux panneaux de bois décorés d’images saintes utilisés au cours de leur voyage par les prélats au moment de la prière. Les écrans plats sont pour la plupart juxtaposés par deux ou par trois, autant de diptyques et de triptyques qu’on retrouve sur les prédelles d’autels à l’intérieur des églises. Le parti pris est clair : perturber le spectateur qui ignore s’il est en présence d’écrans vidéo ou de tableaux du seizième siècle, et d’ailleurs le lieu a été choisi à dessein, puis qu’il s’agit de la National Gallery de Londres, temple de l’art des maîtres anciens.

Quant aux prises de vue, elles font appel à la concomitance du gros plan et du ralenti poussé à l’extrême. D’où la restitution des moindres inflexions sur les traits des visages. Bill Viola a commencé son travail par des prises de vue accélérées en film de 35 millimètres, retranscrites ensuite en images numériques, et finalement allongées dans la durée : quelques minutes d’accéléré donnent ici lieu à des séquences qui peuvent s’étirer sur plusieurs quarts d’heure. Cette conjonction du gros plan et du ralenti permet de saisir les mouvements d’expression imperceptibles en temps réel. L’enjeu est donc de dépeindre les passions de l’âme au moment de leur épiphanie et plus particulièrement les cinq passions éprouvées par les fidèles lors de la mort et de la résurrection du Christ : la tristesse, la douleur, la colère, la peur, l’extase. Autant que le degré extrême de l’émotion, l’artiste cherche à faire saisir son aspect transitoire, évanescent, labile. D’où le recours au ralenti qui permet de mettre en image ces phases intermédiaires entre
deux émotions successives. Esthétique du passage des sentiments vus comme instants transitoires. De cet imperceptible ralenti résulte la fascination de l’image. D’un visage, on n’aperçoit d’abord que son immobilité, mais si l’on s’absente de la salle, et qu’on revient quelques instants plus tard, l’expression s’est modifiée à notre insu. Avec « Anima» en particulier, Bill Viola produit une sorte de mouvement des traits si peu perceptible, qu’on ne cesse de se demander, lorsqu’on décèle par surprise une infime modification, si nous ne sommes pas en proie à une hallucination. L’œuvre est une réflexion autant sur l’invisible que sur la condition existentielle de l’homme : « être au monde » voué à la mort, au passage, à l’effacement progressif. L’artiste nous fait plonger au cœur même de la durée et nous montre cette part invisible que nous ne pouvons déceler du fait du défilement trop rapide des secondes. Chaque portrait est soumis à une temporalité dilatée à l’extrême, proscrivant toute fixité de l’émotion, celle-ci n’étant qu’un compromis transitoire entre deux états psychologiques.

On l’a souvent dit et redit, mais cela est explicite chez Bill Viola : la vidéo est une esthétique, non de l’espace, mais du temps, un temps qu’elle ne cesse de comprimer ou de dilater pour en exprimer sa pure relativité. Chaque scène est ici exposée en boucle : pas de commencement ni de fin, pas de récit linéaire, le temps tourne sur lui-même, temps cyclique donc, celui du présent éternel, immobilité nourrie de mobilité, mobilité immobile : tout évolue pour revenir au Même.

« Passions » est aussi une réactualisation de l’iconographie religieuse, une théâtralisation baroque des sentiments. L’impression de sacré que produisent ici les images mouvantes va de pair avec un réalisme contemporain des visages et des vêtements. Pas de maquillage donc, pas de flou artistique, pas d’enjolivement des coiffes, les tenues vestimentaires sont celles qu’on aperçoit aujourd’hui dans les rues populaires. En revanche, Bill Viola met en scène des acteurs professionnels, et leur fait adopter des poses expressives et stylisées à l’extrême : réminiscence de cet exercice de style qu’on connaît chez Lebrun, « la figure d’expression », sauf qu’ici, la plume et l’encre sont remplacées par l’image numérique. Le contraste est donc saisissant entre la vision brute des personnages et une certaine outrance des gestes. L’éclairage en revanche est calqué sur les clairs-obscurs des toiles anciennes. Les vidéos de Viola empruntent leur climat d’inquiétude à la pénombre de Léonard ou de Caravage. Les scènes filmées sont la symétrie d’œuvres anciennes répertoriées : à l’appel, la Visitation de Pontormo (1528), l’adoration des Mages de Mantegna (1500), un diptyque de Dirk Bouts, montrant des portraits du Christ et de Marie, les quatre apôtres d’Albrecht Dürer (1526).

«Émergence » est tirée en particulier d’une « Résurrection » de l’artiste florentin, Masolino, datant de 1414. Un personnage majestueux dans sa nudité (un Christ ? mais un Christ aux allures d’éphèbe, un christ profane donc ), émerge d’un tombeau
rempli d’eau qui se déverse en flaques, pour être recueilli dans les bras de deux femmes qui expriment, par le hiératisme du geste, une passion mystique pour le corps éteint du jeune homme. Sur une autre vidéo, (« Observance »), on aperçoit un groupe de personnages venant un à un se recueillir sur un lieu qu’on ne voit pas (une tombe ? ) et dont les visages tendus, oscillant entre chagrin et extrême douleur, défilent devant les spectateurs, qui ont l’impression d’être eux-mêmes dévisagés. Les vidéos de Bill Viola sont des œuvres religieuses destinées à susciter le recueillement et le silence. Le sacré naît de la lenteur des gestes et des attitudes, comme si l’essence de l’humain résidait dans les interstices d’un temps toujours en devenir.

Affirmation d’un « devenir image de la peinture », car ce sont bien des « peintures » que l’artiste donne à voir , peintures certes transfigurées sur écrans à cristaux liquides, souvent accolés les uns aux autres comme autant d’antiques prédelles. Bill Viola remet à l’honneur cette notion qui depuis Duchamp n’a plus cours : « le métier », tant il est vrai que chaque séquence a exigé des semaines, voire des mois de préparation, mettant en contact techniciens de l’image, de l’éclairage, du son, un équipe entière que l’artiste dirige, comme naguère le maître en son atelier. La virtuosité procure une fascination, une hypnose, témoin cette œuvre magistrale, « Crossing », incluse dans l’exposition, bien que n’appartenant pas à la série « Passions ». Deux écrans se font face ; sur l’un, un homme s’avance lentement vers le spectateur et se voit progressivement inondé d’une pluie diluvienne (allégorie du baptême) ; sur l’autre, le même personnage s’enflamme, lentement aussi, jusqu’à disparaître dans un feu qui occupe tout l’écran, (l’enfer ou de la mort comme incandescence ? ). Les scènes se déroulent alternativement, prises l’une et l’autre au ralenti, d’où les sentiments d’attente et de suspense éprouvés par les spectateurs. Autre ouvre exposée, « les Cinq anges » : sur cinq écrans juxtaposés, un corps d’homme plonge dans un déluge de bulles aquatiques et de lumières artificielles, sur fond sonore de déluge, d’avalanche, de tremblement de terre .

Bill Viola ? De la vidéo à grand spectacle bien sûr, hollywoodienne parfois, où l’effet visuel risque de l’emporter sur toute réflexion critique. Serions - nous rentrés, à l’aube du troisième millénaire, dans une ère post-duchampienne, où l’art se définirait
de nouveau comme éblouissement pur ?

Thierry Laurent
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