avec le soutien éclat ou éclat
hotel de beaute
ID : 147
N°Verso : 100
L'artiste du mois : Najia Mehadji
Titre : Des nouvelles de l'infini
Auteur(s) : par Rémi Labrusse
Date : 20/02/2017



Des nouvelles de l'infini
par Rémi Labrusse

Cette importance fondatrice du geste, né de la plongée émerveillée du corps vivant dans sa propre intériorité, en amont de toute conscience intentionnelle, sans rapport avec le monde extérieur, l’artiste ne l’a jamais reniée. On serait même tenté de croire qu’elle constitue la raison souveraine de son attachement à la peinture, pour la pratique de laquelle Najia s’impose des conditions de réalisation physiquement éprouvantes. Par l’effort qu’elles supposent, elles donnent le premier rôle au corps : ainsi de ces bâtons de pigments gras qu’elle devait écraser sur la toile non préparée, pour laisser des traces, dans ses grandes peintures de la fin des années 1990 et du début des années 2000 – les Chaosmos, Gradients, Arborescences, etc. – sans briser pour autant l’élan fluide et l’harmonie des courbes tressées les unes aux autres ; ainsi également des larges pinceaux, peu commodes de maniement, auxquels elle recourt actuellement pour tracer, par grandes respirations picturales, ses Drapés ou ses Fleurs. Et toujours réapparaît sa passion pour un autre plan que le visible, pour une dimension d’un autre ordre que la forme, pour cette étreinte physique qui fait que le geste est primordial, en avant de toute pensée et de toute vision du monde : c’est dans cette étreinte que s’opère un accès à l’infini, au sens le plus littéral, le plus affectif, le plus concret du terme. De là sans doute la sympathie profonde de l’artiste, son sentiment de communion avec les pas circulaires, presque sur place, des derviches tourneurs ottomans, qu’elle a transposés dans sa série de Danses des derviches de 2002. De la même façon, et pour les mêmes raisons, la musique apparaît comme une constante dans sa pratique quotidienne, agissant en elle comme un principe originaire qui défait l’autonomie du visible : enfermée dans des ateliers très blancs et propices à la concentration, elle se laisse envahir, à Paris, par la musique de Bach ou d’autres musiciens de l’absolu, et, à Essaouira, par celle des troupeaux qui passent et du vent dans les oliviers.

Il reste un mystère : que ce corps vivant qui s’éprouve lui-même dans sa radicale intériorité, dans son autonomie infinie, éprouve aussi le besoin de briser le cercle intérieur et, comme le plongeur, de surgir à la surface en fabriquant des formes visibles, en les objectivant dans la lumière, alors même que toute forme, tout objet lui sont étrangers, à l’origine, dans la nuit obscure de son rapport abyssal à soi. Pourquoi, à un moment donné, le devenir, au lieu de demeurer hors du monde dans les profondeurs de la subjectivité, vient-il à la surface, s’objectivant en configurations visuelles, s’inscrivant lumineusement et obstinément dans le tissu des apparences ? Il y a plus : pourquoi le geste s’incarne-t-il – mais il faudrait plutôt dire, en ce sens, qu’il se désincarne – dans des formes qui se présentent volontiers comme géométriquement normées et en quelque sorte désubjectivisées : carrés, cercles, octogones, étoiles géométriques, rhombes ou même pétales de fleurs – autant de grands universaux de toutes les cultures visuelles, où s’exprime l’idée d’une structure géométrique de l’être ? Pourquoi, autrement dit, la puissance vertigineuse de l’informe, de l’aveugle, de l’inétendu, de l’indimensionné, du radicalement singulier, dans la spontanéité du geste incarné, se frotte-t-elle avec tant de passion à son contraire, la perfection nombrée du visible, l’harmonie des ornements fondamentaux, l’élégance précise des intervalles mesurables ?

 

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