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ID : 57
N°Verso : 66
Le Théâtre
Titre : Censure prise
Auteur(s) : par Pierre Corcos
Date : 11/01/2013


Censure prise
par Pierre Corcos

            On se souvient de l’époustouflant film du danois Thomas Vinterberg, « Festen », qui posait les bases de l’esthétique « Dogma » (un surnaturalisme rigoureux, sans concessions, où s’illustra également Lars von Trier), et nous racontait une sordide histoire d’inceste pédérastique. Offrant une suite théâtrale à ce récit accusateur, Thomas Vinterberg et Mogens Rukov, dans « L’Enterrement » enfoncent le dernier clou rivant le cercueil de l’honorabilité familiale. Ils imaginent que la génération d’après, loin de réparer les fautes du père abusif, prolonge et aggrave le crime. Comme si, illustrant la phrase célébre de Marcellus, dans  « Hamlet » (« il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark »), l’on suggérait la décadence d’une culture bien plus que les avatars d’une perversion familiale. La somptueuse mise en scène de Daniel Benoin offrait un écrin diapré à ces méphitiques noirceurs, et les comédiens (Samuel Le Bihan, Mathilda May, Mélanie Doutey, etc.) menaient jusqu’à son paroxysme la lugubre catharsis : on était bien là dans un théâtre critique, dénonçant l’hypocrisie, la violence, les dépravations d’une société anomique et, jusqu’à l’inconscience, hédoniste. Il est facile d’imaginer que des associations familialistes et très conservatrices puissent protester contre cette pièce scandaleuse et « immorale », exiger son interdiction.

            Dans « La compagnie des spectres », il est largement question de la France pétainiste. La collaboration active avec l’occupant nazi, les crimes odieux de la Milice, les persécutions antisémites reviennent sans cesse à la mémoire d’une femme âgée survivant dans le dénuement avec sa fille. Et les personnages qui incarnent cette sinistre période la hantent comme des spectres gluants. Le roman de Lydie Salvayre est adapté pour le théâtre, mis en scène et interprété, dans la multitude de ses protagonistes, par l’excellente Zabou Breitman. Une dose d’humour, quelques situations cocasses actuelles desserrent l’étreinte oppressante de cette tragédie individuelle et collective, et le public se complaît, on voit bien pourquoi, à ces respirations dramaturgiques. Mais des scènes iconoclastes avec le maréchal Pétain, un piétinement jubilatoire des « valeurs » fétiches, et hypocrites, de la France collaborationniste font soupçonner que des groupes d’extrême-droite pourraient aisément, au prétexte de l’ « insulte à la nation », chahuter la pièce.

            Censure prise, comme une habitude prise, la vie artistique ressemblerait à ce « culturellement correct » redoutable qui, au nom de telle ou telle morale figée, vient comme un sachet hermétique étouffer aussi bien les œuvres de l’esprit que la spontanéité, gaffeuse parfois, des relations humaines... La pièce de David Mamet « Oleanna », dans la mise en scène de Patrick Roldez et l’adaptation de Pierre Laville nous fait sentir physiquement ce que serait un monde gouverné par la surveillance paranoïde, haineuse, réactive des censeurs. Abominable triomphe du ressentiment...

 

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