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ID : 70
N°Verso : 67
Littérature et Photographie
Titre : Claude Simon : Transtextualité, le dévoilement oblique, dans Le Jardin des Plantes
Auteur(s) : par Michelle Labbé
Date : 30/03/2013


Claude Simon : Transtextualité, le dévoilement oblique, dans Le Jardin des Plantes
par Michelle Labbé

        Si l’image du monde est affectée d’un tremblé, la description de l’homme intérieur est encore plus problématique. Ni Novelli, ni Brodski libérés de leurs camps ne tiennent à s’exprimer. Comme si toute douleur était incommunicable et que toute tentative pour l’exprimer était vouée à l’incompréhension, au malentendu voire au ridicule. On peut rapprocher cette citation de Conrad en exergue: « Non, c’est impossible : il est impossible de communiquer la sensation vivante d’aucune époque donnée de son existence... [36]» de l’interview éclatée du journaliste du Jardin des Plantes, qui se référant probablement à La Route des Flandres, s’obstine à faire préciser à l’auteur ses sensations, en particulier sa peur. D’un côté, l’auteur interviewé, soucieux d’exactitude et de franchise, affirme que « le seul véritable traumatisme qu’il est conscient d’avoir subi et à la suite duquel sans aucun doute son psychisme et son comportement général dans la vie se trouvèrent profondément modifiés fut, comme il a essayé de le raconter, ce qu’il éprouva pendant l’heure durant laquelle il suivit ce colonel, vraisemblablement devenu fou, sur la route de Solre le Clâteau à Avesnes, le 17 mai 1940, avec la certitude d’être tué dans la seconde qui allait suivre.[37] » D’un autre côté, il peine à expliquer pourquoi il a suivi le colonel au lieu de fuir : « Allez savoir ce qu’on peut penser ou ne pas penser dans ces sortes de moment [38] » « S. a essayé de lui expliquer qu’à partir du moment où sans autre entrée en matière une bombe d’avion tombe tout à coup près de vous, la peur est installée une fois pour toutes mais repoussée à l’arrière plan par la fatigue, une fatigue dont aucune circonstance de la vie normale (...) ne permet de se faire une idée... [39]». Le journaliste incrédule insiste. L’auteur consent à s’expliquer plus longuement. Finalement, il parle de « Mélancolie  [40] » ce qui, pour le journaliste, paraît pour le moins inconséquent et le laisse éberlué!
        «  Mélancolie » ! S. essaie de dissiper le malentendu, il ne s’agit pas des mièvres visages des préraphaélites anglais, il précise : « Quelque chose de violent, qui protestait, furieux, bâillonné mais hurlant : Jamais je n’avais tant désiré vivre, jamais je n’avais regardé avec autant d’avidité, d’émerveillement, le ciel, les nuages, les prés, les haies... [41] »
         La déclaration, qui pourrait nous sembler à nous aussi, stupéfiante, est cependant à rapprocher de cette « mélancolie » du récent L’Encre de la Mélancolie de Jean Starobinski où l’effondrement de la conscience (chez S. dans l’absurde de la guerre) s’accompagne de: « paralysie », de sentiment d’« enfermement » et en même temps d’ « errance », de « vagabondage » réunis dans la figure du « labyrinthe » et dépassés par une furieuse envie de vivre.  Charles d’Orléans, que cite Starobinski, dit contre ce vent de « mérencolie », sa « soif de Confort [42] », c'est-à-dire d’espoir et de bonheur: « Pour décrire la stérilité mélancolique, il s’est élevé hors du règne délétère de la mélancolie ; un surcroît mystérieux de pouvoir est intervenu, qui permet au poète de parler pour dire qu’il est réduit au silence. [43] »  Voilà qui conviendrait tout à fait à Claude Simon : « L’eau sombre se mue en matériau d’écriture... [44]»  Peut être est ce à cette mélancolie que sont liés un certain ton de Claude Simon, cette distance avec les autres, cette impossible intimité avec soi même, que s’efforceraient de pallier l’écriture, l’effort obstiné pour rester à l’écoute de son propre rapport au monde et en rendre compte.

[36] Le Jardin des Plantes, La Pléiade, Gallimard, 2006 (pour l’œuvre de Claude Simon, toutes les citations y seront prises.) p. 951.
[37] p. 1061.
[38] p. 1064.
[39] p.1112.
[40] p. 1090−1091.
[41] p.1020.
[42] p.1122.
[43] Jean Starobinski, L’Encre de la Mélancolie, Le Seuil, 2012, p. 619 (certaines pages ont pu être consultées avant parution sur www.sites.univ- rennes2.fr/.../starob.pdf, le 16−10−2012)
[44] id. p. 623.

 

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