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La bibliothèque de l'amateur d'art
par Gérard-Georges Lemaire

II

LITTERATURES

LOUIS ARAGON, UN ECRIVAIN ENCORE MECONNU


Œuvres romanesques complètes, V, Louis Aragon, préface de Jean Ristat, édition de Daniel Bougnoux avec la collaboration de Philippe Forest, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard, 1538 p., 69 €.
Lettres à André Breton, 1918-1931, Louis Aragon, édition de Lionnel Follet, Gallimard, 480 p., 23,90 €.
Faites entrer l’infini, n° 54.

Dans ce dernier volume des romans dans la vénérable Bibliothèque de la Pléiade, le lecteur pourra avoir le loisir de découvrir ou de relire Blanche, ou l’oubli, qui fait encore partie de ces « romans de la réalités », auxquelles appartiennent Aurélien et Les Voyageurs de l’impériale. Mais de quelle réalité s’agit-il ? L’écrivain a eu une véritable hantise pour l’histoire et pas seulement celle de son siècle : la Semaine sainte nous entraîne à l’époque de la Restauration avec cette biographie de Théodore Géricault (que d’aucuns ont su décrypter et y trouver des perles pour l’étude savante du peintre). Qu’il ait défendu le réalisme socialiste soviétique un temps (en particulier dans sa collection chez Gallimard), mais on se souviendra que le débat qui a pris toute son ampleur après la publication du portrait de Staline par Picasso dans Les Lettres françaises s’est terminé par le désaveu d’André Fougeron et de ses alliés. Il va dès lors continuer à défendre Pablo Picasso, exprimer toute son admiration pour Henri Matisse et écrire des poèmes pour célébrer le monde merveilleux de Marc Chagall – artistes bien autres que des réalistes ! Et puis, il faut mettre dans la balance les Communistes, roman-fleuve, écrit pendant les événements, publié presque « à chaud » entre 1949 et 1951, qu’on ne lit plus à cause de son titre. C’est sans doute l’un des plus grands livres sur la « drôle de guerre » et sur la débâcle (Claude Simon, Julien Gracq, parlent de leur expérience vécue qu’ils « subliment », pas Aragon. Quant à Irène Némirovski, elle traduit en termes romanesques les affres de destins individuels au beau milieu de la panique des Français qui se sont jetés sur les routes de France, avec beaucoup de talent, dans Suite française). Le sujet, tragique, pathétique, avec tous ses aspects grotesques et terribles, y est traité avec distance et même froideur, comme s’il voulait laisser la trace de ces années infâmantes à la postérité avec, en creux, la posture difficile des militants communistes, tiraillés entre le pacifisme, l’antifascisme et la solidarité avec la mère patrie, l’URSS. Avec méthode et un fourmillement d’informations qui paraissent subalternes, mais qui sont en fait le récit en filigrane du triste drame qui se joue, il a su dans ce livre être le témoin non pas impartial, objectif, détaché, non, en témoin partial, mais capable de voir les choses en face en collant le plus possible aux faits en tout narrant plusieurs trames simultanément.

Je dois avoir que je n’avais jamais lui Théâtre/Roman, la dernière œuvre de fiction de l’auteur, qu’il a commencé en 1967 et qu’il a achevé en 1970. Ce gros livre a paru en 1974 et a connu un relatif échec. Ce n’est pas qu’il avait déjà fini de plaire. Au contraire, c’était encore à l’époque un des écrivains qui comptaient avec Malraux, Gide, Sartre, l’un des monstres sacrés de la France de l’après-guerre. Mais ce livre était alors trop particulier, comme un véritable coup de pied dans le ventre mou du genre romanesque. Essayons de comprendre : ce livre ne présente pas véritablement de sujet, en tout cas pas de sujet « apparent ». Le sujet, c’est sans nul doute l’auteur, qui est aussi l’acteur, et par une certaine logique des choses le metteur en scène de cette entreprise qui est celle d’un énergumène. Ce faisant, il renoue avec son attitude de dadaïste au début des années vingt, mais ne revient pas sur ses libres magnifiques que sont Anicet, ou le panorama et surtout le Paysan de Paris, l’un des plus beaux livres du siècle dernier à mon goût. Ou, tout du moins, par avec le genre d’écriture qui l’a caractérisé alors. Il va peut-être au-delà en associant dans cet ouvrage le théâtre, le roman (comme le titre le suggère), mais aussi la poésie, le théâtre, l’autobiographie, les carnets de notes, des récits de rêves, et de nombreux fragments de pastiches et d’autodérision. L’auteur s’interroge sur Aragon et Aragon s’interroge sur ce que pourrait être un auteur. Il le fait avec une sorte de désinvolture dans la forme, par une déformation volontaire du roman, qui est désarticulé complètement, écartelé en place publique. L’auteur, sous toutes ses faces, n’est pas mieux traité. Il joue un jeu de masques, il se cache et quand on le croit déguisé, il se révèle tel qu’en lui- même. Pas d’histoire dans le sens commun, rien, pas un sou d’intrigue. Et pourtant, il y a une histoire, une sorte d’intrigue, mais bien plus intrigante que les fiction les plus échevelées.

 

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