avec le soutien éclat ou éclat
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ID : 122
N°Verso : 79
L'artiste du mois : Charlotte Guibé
Titre : « Les dîners » de Charlotte Guibé
Auteur(s) : par Belinda Cannone
Date : 15/12/2014



« Les dîners » de Charlotte Guibé
par Belinda Cannone

Plusieurs posent le menton, la joue ou la tempe dans leur main, l’une a pris appui sur ses avant-bras pour tenir son dos droit. Peu nous regardent. Ceux qui le font sont calmes, sans sourire, patients. Ceux qui agissent, penchés sur une assiette et une cuillère, tenant haut un livre, des cartes à jouer, coupant une tarte, sont concentrés sur leur tâche. Je ne peux m’empêcher de songer à Chardin, celui de La bulle de savon, des Osselets ou du Château de cartes, qui montre pareillement des personnages concentrés dans une activité qui requiert toute leur attention et exclut le moindre effet théâtral. Il va de soi que tout tableau figuratif est par nature la représentation d’un moment que le peintre a choisi, qu’il a sélectionné dans le continuum d’une scène, d’un temps qui s’étire. Mais ici, comme chez le peintre du 18e siècle, Charlotte Guibé parvient à un effet rare concernant le temps : elle figure son passage concret, sa durée, dans la toile elle-même. Dans ces « dîners », tout est arrêté, ou ralenti, tout reprendra tout à l’heure, le tableau montre du temps passant lentement...

Peu de théâtralité disais-je, laquelle laisserait le spectateur au dehors et comme assistant à l’événement : ici, du fait de l’absorbement des personnages, on est aspiré vers l’intérieur du tableau. L’effet produit est ainsi celui d’un mouvement double et inverse : les personnages émergent du fond de la toile par on ne sait quelle fissure énigmatique qui creuse le réel ; le spectateur est attiré vers le tableau, à leur rencontre.
Il existe chaque fois une scène pourtant : la table, dont l’horizontalité entame la verticalité du tableau. Mais si elle figure bien un espace de présentation, elle est, contrairement au plateau de théâtre, intime. On sait l’usage qu’en ont fait les peintres de natures mortes : s’y dispose l’offrande du monde, fruits, gibier, fleurs ou gâteaux, ainsi que les objets délicats conçus par l’ingéniosité humaine, verres translucides, porcelaines et étains lumineux... Dans le petit théâtre de l’intériorité de Charlotte Guibé, la table est également une scène où l'on retrouve le goût et le luxe des objets – assiette fumante, verre qui accroche la lumière, tarte ou mets dorés –, mais voyez, ils sont ici presque toujours l’occasion d’un débordement : rarement l’objet se tient à sa place, à sa forme, à son unicité. Il se répand, se redouble, se démultiplie, rebondit, s’énigmatise... Retrouvant l’une des fonctions premières de l’objet dans la peinture, qui fut moins (ou autant) de symboliser que de donner l’occasion d’explorer la richesse et la variété de la matière, le peintre ici joue de leur substance mais aussi de leur « valeur géométrique » : une assiette est d’abord une série de cercles qui peut se dissocier, se décomposer – et filer.

 

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L'artiste du mois : Charlotte Guibé
 
 
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