Lecture de l'art
Corps, pneuma et tekhné
par Xavier Lambert

Ces deux oeuvres nous convient à une image du corps féminin à la fois matriciel et modulable, modulable parce que matriciel. Mais ce moule, cette matrice, cette image normalisante que proposent les magazines de mode, en opposition avec la fiction de Zeuxis, en s’imposant comme référence à la beauté féminine, inscrivent par là même le caractère aporétique de cette norme. Et c’est en cela que les mannequins de Paloma Navares ressortissent à l’inquiétante étrangeté au même titre que les modèles des magazines. Ils paraissent tellement humains mais tellement parfaits en même temps. Et chacun sait que la perfection n’est pas du domaine de l’humain. Mais cette aporie, tout compte fait, n’a pas d’autre objectif que d’être à l’origine d’une frustration permanente qui serait en tant que telle le moteur fondamental du processus de consommation, aussi bien des cosmétiques, que de la chirurgie esthétique, dont David Le Breton note qu’elle touche des populations de plus en plus jeunes (10).

Ce sont bien des corps profanes qui sont proposés comme modèles. Profanes, d’abord, parce que profanés, profanés par l’anatomie de leur objectalisation (il ne faut pas oublier qu’« anatomie » a d’abord le sens de « dissection », de temein, « couper »). Mais profanes aussi parce que cette objectalisation s’effectue dans une logique marchande du corps, le corps devient marché. Dès lors, quoi de plus logique que Paloma Navares nous propose des corps profanés dans son « magasin de silences » (Almacen de silencios (1994-95)), des corps débités en morceaux et présentés sur des étagères. Mais ces corps ne sont pas n’importe quels corps, ce sont des photographies de peintures empruntées à l’histoire de l’art et représentant des figures religieuses (Ève, Vénus, etc.). Il y a donc trois niveaux de profanation. Il y a d’abord la profanation de la figure religieuse, la profanation de l’oeuvre d’art, et la profanation du corps féminin.

Il ne s’agit pas d’une profanation sauvage, mais nous pourrions plutôt parler d’une profanation médicalement assistée. Ce n’est pas la chair qui est profanée, mais le corps à travers son image, au sens littéral, matériel, même, et au sens mental. C’est un corps épiphanique, révélé par la lumière. Par la lumière dans le dispositif photographique, d’abord, mais, de plus, parce que nombre d’oeuvres sont tirées sur cibatrans et installées sur des caissons lumineux, ou disposées en rideaux. Nous pourrions ici faire l’analogie avec l’évolution de la médecine moderne qui tend vers une exploration du corps de plus en plus désincarnée, par les rayons X d’abord, puis par toutes les formes d’imagerie à résonance magnétique, sans parler des interventions par cathéter qui remplacent de plus en plus les interventions par incision du corps. Mais le corps de l’imagerie médicale, c’est aussi le corps transparent, le corps accessible dans ses moindres recoins. C’est, aussi, l’accès aux fonctionnements non directement mécaniques du corps puisque les IRM permettent de visualiser, par exemple, les activités électrochimiques du cerveau.

L’objectif évident de la médecine contemporaine est d’éliminer tout ce qui, dans le corps, relève de l’opacité, du « continent noir » comme dit Foucault. Et il n’est pas interdit de penser que cette quête se situe dans la perspective de l’abandon du corps lui-même, avec à la fois tout ce qu’il a d’organique, et ce que cette dimension organique implique comme pesanteur et finitude. En témoigne cet avertissement d’un professeur du MIT, G. J. Sussman : « Si vous pouvez faire une machine qui contienne votre esprit, alors la machine est vous-même. Que le diable emporte le corps physique, il est sans intérêt. Maintenant, une machine peut durer éternellement. Même si elle s’arrête, vous pouvez toujours vous replier dans une disquette et vous recharger dans une autre machine. Nous voudrions tous être immortels. Je crains malheureusement que nous soyons la dernière génération à mourir. »(11) Dans cette logique, le corps, devenu pur esprit parce qu’enfin débarrassé de sa contingence biologique, est de l’ordre du pneuma, c’est-à-dire à la fois souffle et puissance. C’est d’ailleurs ce corps pur esprit qui hante nombre de romans de science-fiction et qui nous est proposé comme avenir à l’espèce humaine. C’est aussi le projet de Jean-François Lyotard qui nous propose de : « …rendre possible une pensée sans corps, qui persiste après la mort du corps humain. » (12)

C’est cette disparition du corps organique qu’inscrit Paloma Navares dans ses images de corps. Certaines oeuvres pourraient être significatives à cet égard, les oeuvres de la série Aula de poetas (« La salle des poètes »), comme A Sylvia Plath (13) ou Al filo (14) , où le corps se résume à des organes, mains, têtes, pieds, complètement transparents. Le pneuma, dans la mythologie chrétienne, est le souffle qui est à l’origine de la vie : « Alors Yahvé Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant.» (15) Mais s’il est le souffle, il est aussi le souffle qui permet le verbe, et, permettant le verbe, il permet de donner forme au monde car en décrivant le monde, le verbe l’ancre dans la réalité. Mais le verbe, c’est aussi l’écrit, la parole écrite. Sloterdijk remarque que : « Dans la tradition de la Cabale, on interprétait moins l’artifice de Dieu en termes pneumatiques que graphématiques : comme une écriture cosmogonique. […] La légende médiévale du Golem associe directement le motif de la création céramique de l’homme à celui de son animation par les lettres divines.(16) » Il est tout à fait significatif que la plupart de ces oeuvres s’accompagnent de données textuelles. Mais ce qui pourrait interroger aussi sur ces membres transparents, c’est qu’ils sont faits en résine. Or, pour donner forme à la résine, il faut un moule, une matrice. Et nous touchons là une donnée qui me semble importante aussi dans le travail de Paloma Navares, c’est la question de la parturition, avec la dimension de conception qu’elle suppose, et de son articulation avec la création artistique, notamment la création féminine au regard des idées reçues véhiculées par l’idéologie dominante et masculine. On sent, dans toute la réflexion que Paloma Navares entreprend autour des questions de la parturition et de la maternité, une interrogation, voire une inquiétude, sur la façon dont les technologies de la reproduction peuvent accentuer encore la prééminence masculine sur la femme dans les sociétés occidentales. Henri Atlan nous met en garde et propose : « … un combat contre la dépossession du pouvoir créatif des femmes par les technologies de la reproduction.(17) ».

Si j’aborde cette question, c’est parce que la parturition et la maternité sont explicitement présentes dans l’oeuvre de Paloma Navares. J’ai déjà évoqué les Maternités, qui sont présentes au nombre de quatre à l’exposition qu’elle a réalisée à Burgos. Mais il faut parler aussi de toutes les oeuvres qui composent la série Casa Cuna, comme Casa Cuna 3 (18) qui nous présente une série de photographies de bébés sur cibatrans disposés chacun dans des coffres en plastiques transparents éclairés par des néons. Les fils électriques qui alimentent les néons évoquent irrésistiblement des cordons ombilicaux reliés à une énorme matrice hors champ. En un jardin artificial, miguelines (19) (« Dans un jardin artificiel, P’tits Michel »), où vingt-huit bébés sont présentés en un carré de Sept colonnes sur quatre, soigneusement rangés sur des petits matelas, et posés à même le sol, un sol qui évoque une sorte de non lieu, rocailleux ou sablonneux. Les postures sont souvent répétitives et l’ensemble évoque évidemment le clone, impression confirmée par le titre qui nous parle des « P’tits Michel », c’est-à-dire de la répétition à l’identique d’un même prénom pour les vingt-huit bébés, comme si ces vingt-huit bébés étaient la reproduction par clonage, en nombre comme peut le permettre le clonage, d’un certain Michel dont on ne nous dira rien. Mais il faut ajouter aussi cette installation Travesias (2001-2003) composée d’une projection vidéo et de sept parallélogrammes dans lesquels sont disposées de photographies de bébés. La vidéo diffuse l’image d’un tunnel vu de l’intérieur d’une automobile, avec, en perspective, la lumière blanche de la sortie du tunnel. Ces oeuvres renvoient à une image de la parturition et de la maternité hors de toute dimension affective puisque ce sont des images complètement aseptisées, privées de tout affect, et que, de façon tout à fait révélatrice, les mères des Maternidades sont des personnages à mi-chemin entre le robot et le mannequin. On pense ici à cette citation de Henri Atlan : « … la fécondation n’est qu’une des possibilités, celle que la nature a favorisée avant que les techniques n’en inventent ou n’en découvrent d’autres.(20) » Ici, c’est de la fécondation naturelle qu’il est question, c’est-àdire la rencontre du spermatozoïde et de l’ovule dans l’utérus d’une femme.

Loin d’une maternité paradigmatique, ce que nous propose ici Paloma Navares est une maternité complètement désincarnée, qui rejoint à la fois les problématiques du corps telles que nous les avons vues précédemment, mais, au-delà, la question de la procréation médicalement assistée. Car ce qui est en jeu dans la procréation médicalement assistée n’est pas seulement la disparition du corps dans sa dimension biologique, mais bien aussi la disparition du genre. David Le Breton note à ce propos que : « L’assistance médicale à la procréation induit une conception de l’enfant hors corps, hors sexualité, hors rapport à autrui. Certains biologistes rêvent même d’éliminer la femme d’un bout à l’autre de la gestation grâce à la couveuse artificielle. L’existence anténatale ne serait plus qu’un parcours médical où la femme n’est plus nécessaire. » (21) Dans un monde où la femme n’est plus nécessaire à l’existence anténatale, on peut se demander, du point de vue de l’imaginaire collectif, si la question du genre reste une question pertinente, puisque, du point de vue de la reproduction, la seule justification du genre réside dans la nécessité de l’accouplement. Une oeuvre comme De la casa del olvido o de la dualidad de ser (22) pourrait bien être porteuse de cette interrogation et la « Maison de l’oubli » pourrait bien être celle où « la dualité de l’être » se résout à n’être plus qu’une unité par défaut, par disparition du « rapport à autrui » comme dit Le Breton. Cette oeuvre nous présente le moulage d’un torse féminin en plastique transparent à travers lequel est projetée l’image filmée d’un torse masculin en train de respirer. La bande son nous propose, de façon synchrone à l’image, le bruit de la respiration d’une femme.

Mais plutôt que d’être pensée comme une libération de la femme, la Procréation Médicalement Assistée ne fait en fait que renforcer les schémas dominants quant au rôle de la femme dans la conception de l’enfant. Geneviève Azam l’explique clairement lorsqu’elle dit : « La génétique médicale et les techniques de reproduction artificielles font du corps une chose et du corps féminin un site passif où l’expert produit et ajoute de la valeur. » (23) Dans l’imaginaire de nombreuses populations, la femme n’est que le réceptacle de la vie en puissance qui est en fait portée par le sperme humain, elle n’est que le moule qui va permettre de former, de donner forme au futur enfant. Françoise Héritier le démontre très bien à travers les études qu’elle a effectuées dans de nombreuses populations à travers le globe et l’histoire. Elle explique en particulier que : « Chez les grecs, la seule concentration possible de puissance est le propre du mâle, qui transforme le sang par coction en ce produit élaboré qu‘est le sperme, porteur non de matière mais de pneuma, qui brûle jusqu’à s’évaporer, donne forme et vie à l’embryon, et ne se résout jamais en prolifération anarchique féminine de la matière. » (24) Et elle dit par ailleurs : « La matière féminine, si n’est pas réglée sa production anarchique, donne naissance à la monstruosité dont la première forme est la féminité, la seconde, la multiparité, la troisième, la monstruosité visible par excès ou par défaut. » (25) Seul détenteur du pneuma, l’homme est donc le seul à pouvoir donner forme organisée. Détenteur du pneuma, il détient aussi la puissance du verbe, et donc celle de donner forme au monde. Est-ce donc un hasard si la place de la femme dans la création artistique, dans la société occidentale, a dû attendre aussi longtemps avant de commencer à prendre la place qui lui est due ? À travers son oeuvre, Paloma Navares nous informe, sans prosélytisme mais avec l’efficacité de la démarche artistique, que la création féminine ne se limite pas à la procréation, et qu’elle contribue pleinement à construire les représentations du monde sans lesquelles le monde, justement, ne serait pas le monde. Il ne faut pas oublier que l’art est une des composantes majeures de la pensée humaine. En tant que tekhné, l’art est un moyen de construire le monde. Et il n’y a pas de tekhné sans pneuma.

10) David Le Breton, ibid.

11) Cité in M. Morse, « What do cyborgs eat ? », in G.Bender, T. Druckey dir. Culture on the brink. Ideologies of technology, Seattle, Bay Press, 1994, p. 162

12) Jean-François Lyotard, L’inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988, p. 22

13) A Sylvia Plath, 1999, 120 x 40 x 50 cm, verre, support en métacrylate, encre sur cellophane et sur verre.

14) Al filo. A Sylvia Plath. 2003. Sculpture de lumière.

15) x 40 x 40 cm, résine de polyester, encre sur métacrylate, écran de lumière. 15 Genèse 2, 4-7. Bible de Jérusalem, cité par Peter Sloterdijk, Bulles, Sphères I, Paris, Hachette littérature/Fayard, 2002, p. 36

16) Peter Sloterdijk, ibid., p. 44

17) Henri Atlan, L’utérus artificel, Paris, Seuil, 2005, p. 152

18) Casa Cuna 3, 1996-1997, 200 x 600 x150, installation de lumière et de photographies, cibatrans, néons, coffres de platiques, matériel électrique.

19) En un jardin artificial, miguelines, 2000, 30 x 40, cibachrome.

20) Henri Atlan, op. cit., p. 74

21) David Le Breton, idem, p. 35-36

22) De la casa del olvido o de la dualidad de ser, 1997, vidéo-sculpture sonore, moule en plastique (torse féminin), images projetées.

23) Geneviève Azam, « Le corps hors de prix », Le passant ordinaire, op cit., p. 39

24) Françoise Héritier, Masculin/féminin, la pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 177

25) Idem

Xavier Lambert
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mis en ligne le 23/05/2009
 
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