Théâtre
Confrontation, affrontement
par Pierre Corcos

Une image symbolise avec intensité l’affrontement : deux protagonistes, font contre front, les yeux dans les yeux, et leurs épées croisées... Mais, avant même qu’ils s’affrontent, il fallait que les adversaires se rencontrent, soient d’abord confrontés. La notion de « front » est ici essentielle, désignant à la fois le haut du visage et la zone de combat. Dans l’affrontement, il y a un face-à-face. Cette situation n’est pas si fréquente qu’on le croit... D’abord les différences et les antagonismes relatifs abondent, tandis que les oppositions absolues sont rares; ensuite les adversaires ne sont pas souvent confrontés, chacun reste dans sa tribu, son réseau ; enfin la plupart des conflits se manifestent par escarmouches, accrochages biaisés, guerres indirectes et froides, stratégies complexes. La confrontation doit être provoquée (comparution dans un procès, par exemple), et l’affrontement souvent préparé, mis en scène (duel). La situation apparemment emblématique de l’affrontement reste donc une situation plutôt rare et artificielle. Elle n’en est pas moins porteuse d’intensité dramatique, de sens, et confronter, pour un pugnace affrontement, des personnages, des vecteurs de passions ou d’idées, constitue l’un des grands ressorts dramaturgiques pour la scène.

La pièce de Lars Noren, Acte, confronte une jeune prisonnière, condamnée sans doute à perpétuité pour des actes de terrorisme meurtriers, soumise à d’affreux traitements dans un quartier de haute sécurité (le personnage est ici inspiré par Ulrike Meinhof, de la fameuse « bande à Baader »), et un docteur d’âge mûr qui doit simplement l’examiner pour une visite médicale, une sorte de « check up »... Tout, ou presque, les sépare et les oppose. Elle, une gauchiste, une révoltée, une terroriste ; lui, un médecin sans doute conservateur, rouage parmi d’autres dans le système carcéral. Elle, ses références : Sartre, Fanon, Lukacs. Lui, les siennes : des ouvrages médicaux, et sans doute de psychopathologie sur le profil des criminels, des psychopathes. Ces deux-là n’auraient pas dû normalement se croiser, se rencontrer, encore moins avoir à esquisser un dialogue... Le destin, parfois, joue malicieusement à nous jeter dans ces affrontements, rares, à la fois existentiels et idéologiques, tout comme au théâtre. Et le théâtre, parfois, utilise ces occasions exceptionnelles de la vie pour donner une apparence réaliste (la mise en scène de Christophe Perton va tout à fait dans ce sens) à ce qui est l’un de ses ressorts fondamentaux. Et donc le dramaturge suédois va jouer ici d’une situation qui a eu lieu probablement dans la réalité (mais sans tout ce pathos), pour l’exploiter artistiquement, l’amplifier. Ce qui en ressort est un duel inégal, puisque l’un est libre, en possession de ses moyens, du pouvoir, et l’autre reste prisonnière, impuissante. Cependant elle peut marquer des points, parce qu’elle connaît sa position à lui, ayant eu jadis à la surmonter, et renoncer au confort et à une vie protégée, pour devenir cette révolutionnaire. Lui ne comprend pas en fait cette existence toute autre, dangereuse, folle, jouissive, embrasée d’une flamme politique qui a réduit en cendres la quiétude, les agréments, la renommée, l’aisance... La pièce montre un affrontement brutal, parfois en forçant l’antithèse. Mais elle n’est point didactique, partisane, et ne vise pas plus à glorifier l’extrême-gauche activiste qu’à seulement dénoncer les conditions inhumaines de détention (dans le genre « privation sensorielle » ou Guantanamo). Le tragique est sans doute ce qui la motive : cette pièce compose en effet le second volet d’une trilogie sur la mort. Et on le comprend d’autant mieux que de ce huis clos, il se dégage quelque chose de pur, de primordial et de désespérant. Le propre du tragique... Il y a ainsi quelques affrontements sans réconciliation concevable, un déficit de synthèse sans résorption possible. Désaveu de l’optimisme rationaliste, et dur rappel de la Mort.

Il y avait eu le livre prophétique de Viviane Forrester, « L’horreur économique » : notre système économique intégrait mal ou de moins en moins les jeunes et, à force d’exclusion, de chômage, de précarité, cette non-intégration allait conduire à la... désintégration sociale. D’autant plus qu’il s’ajoutait à ce marasme de lourds problèmes d’immigration non résolus. Une bonne dizaine d’années plus tard, et après nos émeutes de banlieue (2005), la pièce Nos enfants nous font peur quand on les croise dans la rue nous montre qu’en dépit de l’atomisation sociale, des replis, de la non-rencontre dans une société marquée par l’individualisme consumériste, l’affrontement peut un jour se produire sous forme d’explosion soudaine de violence, d’insurrections. Le texte de Ronan Cheneau nous parle crûment d’immigrés qu’on méprise, de jeunes qu’on sacrifie, d’une identité nationale qui se contracte, d’une répression qui se durcit. Et surtout de murs qui se dressent... Deux éléments nous semblent, dans cette proposition théâtrale, passionnants : d’une part cette dénonciation de la fermeture, des mentalités obsidionales s’opère grâce à une mise en scène (signée avec talent par David Bobee) toute composée d’ouverture, créativité, transdisciplinarité (danse, musique, vidéo, cirque, etc.) et multiculturalisme (co-création avec des artistes congolais), et d’autre part, ici l’affrontement a lieu entre les protagonistes et les murs, et ensuite nous, spectateurs ! Les murs de cette boîte métallique, urbaine, qu’est le décor, symbolisant toutes nos clôtures, matérielles, mentales; et nous, spectateurs, en tant que nous ne serions que ça, justement : spectateurs indolents d’une civilisation qui se délite, a égaré ses fondamentaux, égrène ses crises successives avant la catastrophe finale... Les acteurs, à la fin, nous investissent, montent sur les fauteuils, se mêlent à nous. Surprise : nous étions ainsi l’autre terme de l’affrontement, parce qu’il y a encore des murs dans nos oreilles, dans nos esprits. Les murs du « chacun pour soi » et du «après moi le déluge. Des murs nombreux, défensifs, mais édifiés sur des fondations pourries.

Fascinant, curieux affrontement proposé par le Stabat Mater Furiosa, texte poétique d’un puissant lyrisme, écrit par Jean-Pierre Siméon. Il s’agit d’interpeller, invectiver en quelque sorte l’esprit de la guerre, de s’en prendre au dieu Mars et aux mortels sacrifices auxquels il fait consentir les humains, sans cesse. Car si la guerre est terriblement concrète par les multiples ravages qu’elle entraîne, ce qui l’inspire n’est sans doute pas seulement un antagonisme d’intérêts, de pouvoirs. Sinon comment expliquer cette violence, cette destruction supplémentaires, ces excès d’inutiles exactions, d’épouvantables crimes qui l’accompagnent ? Ce texte flamboyant, inspiré dans la ferveur par les pulsions de vie, l’Eros freudien, s’affronte directement à la pulsion de mort, à ce lugubre cavalier de l’Apocalypse qui nous entraîne vers les pires catastrophes. Et pour mener à bien cet affrontement, dont l’autre terme est invisible, puisqu’il est instinct, principe, pathos, il faut que le verbe, autant que la mise en scène, évoque à la fois les désastres de la guerre et maintienne le statut de l’esprit de la guerre ». Qu’il s’agisse d’Anne Conti ou d’Yves Lenoir (nous avons eu droit à deux excellentes mises en scène pour ce texte inoubliable), ou de l’interprétation très physique de Catriona Morrison, le pari a été largement tenu... Sur une scène habitée seulement par une parole et un acteur, l’affrontement a bien eu lieu, impressionnant.

L’affrontement puis la confrontation comme moteur dramaturgique, comme figure (antithèse) de rhétorique théâtrale, comme moment dialectique d’un débat avec et dans la société


Pierre Corcos
mis en ligne le 23/05/2009
 
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