Les artistes et les expos Aux yeux de qui douterait encore que l’art naît de l’art, il est clair que l’exposition de Montauban, organisée par le musée Ingres sur la postérité du maître chez les « modernes », viendrait se poser comme un démenti particulièrement persuasif. L’ampleur de l’entreprise ne peut laisser indifférent en effet tant le choix des œuvres présentées est diversifié. Outre le fait qu’elle représente plusieurs générations d’artistes, l’exposition vise une ouverture internationale (qui repense significativement la postérité du maître bien au-delà des limites de la France) et ne se limite pas au champ de la peinture ou du dessin (sculpture, photographie, collage, entre autres se côtoient sur les cimaises). Cette diversité est exposée au travers d’un classement par tableau : chaque œuvre d’Ingres est confrontée physiquement aux diverses productions qu’elle a suscitées.
Ce parti pris d’accrochage a certes le mérite de vouloir privilégier le libre dialogue entre les créations et de ne pas répondre à la mode des « expositions – miroirs » où les œuvres sont instrumentalisées, au risque d’être détournées de leur sens même, pour venir illustrer les élucubrations des commissaires. Mais le mélange très éclectique offert ainsi au regard, sans hiérarchie fondamentale, peut néanmoins produire un sentiment de confusion et donner l’impression qu’au fond un peu tout le monde aurait été influencé ou aurait travaillé autour d’Ingres. Or il existe des écarts essentiels, de degrés/de types, dans les rapports entretenus avec le maître par les divers artistes présentés. Il est clair en effet que l’œuvre d’Ingres n’a pas joué un rôle réellement fondamental dans toutes les démarches exposées. Cela pour diverses raisons.

Premièrement : on soulignera déjà que tous les artistes ne sont pas allés puiser consciemment dans l’œuvre du maître. Beaucoup d’œuvres exposées ne procèdent pas d’un dialogue explicite : ni référentielles ni citationnelles, elles relèvent plutôt d’incertaines réminiscences et vagues allusions. Aussi, dans certains cas, il est parfois difficile d’établir une réelle filiation avec la production d’Ingres et de déterminer l’influence véritable qu’elle aurait pu jouer (plastiquement ou iconographiquement). C’est le cas de nombreux portraits (dits d’inspiration ingresque car relevant - globalement – d’une facile identification du modèle) ou de nus féminins (qui vaguement rappelle la « Grande Odalisque », par la posture allongée, de côté, le visage retourné vers le spectateur) dont les rapprochements avec l’art d’Ingres sont parfois hasardeux (on s’interroge, par exemple, sur la place qu’a réellement tenue l’art du maître aux yeux de De Chirico lorsqu’il peint ses « baigneuses » dans les années 1940 ?).
Deuxièmement : dans l’œuvre des artistes qui revendiquent plus ouvertement une filiation et puisent explicitement dans l’art d’Ingres, ce dernier n’a pourtant pas forcément joué un rôle fondamental. Ce rôle demeure superficiel en effet pour beaucoup d’artistes lorsqu’ils tendent à « accessoiriser » l’œuvre du maître. Pour certains, l’œuvre d’Ingres apparaît un peu comme un « magasin des accessoires » qu’on s’amuse à l’occasion à détourner et à parodier, de façon très anecdotique, « ludique » nous dit-on. Exemples : « Madame Gonse », animée par la magie des trucages vidéos, semble chanter Lara Fabian (diffusée en play-back) dans les remakes de Pascal Lièvre (2008-2009) ; une « Odalisque », photographiée et rhabillée d’un mini débardeur blanc étoilé, est transformée en sexy girl, actuelle lolita au nombril à l’air, par Philippe Pétremant (2003) ; la « Grande Odalisque » est reconstituée grâce à l’assemblage de petits Rubik’s Cube par Invalider qui, par l’effet mosaïque/ pixellisation, renvoie à l’univers du jeu vidéo (2006). On en passe…
Se trouvant autrement « accessoirisé », l’art d’Ingres devient pour d’autres un simple prétexte pour conduire une réflexion plus générale sur l’institution et la notion de « chef-d’œuvre ». L’œuvre du maître (comme le sont d’autres oeuvres majeures de l’Histoire de l’art, perçues comme symboles d’une unique cible à viser : le « Musée », détournées de façon similaire par les mêmes artistes) acquiert le statut d’« objet » d’art - « œuvre » morte donc - autour duquel on questionne en fait, dans une filiation post-duchampienne, les conditions de présentation, de diffusion, de reproduction, d’accrochage du « chef d’œuvre ». Cela non sans humour ou ironie, il va sans dire.
On trouvera ici, toutes générations confondues, un grand nombre de productions dans lesquelles les œuvres d’Ingres, pêle-mêle, se posent tour à tour comme objet à : reconstituer sous forme de puzzle en carton acheté dans le commerce et mis sous verre (par Collin-Thiébault qui, par cette reproduction ready-made, questionne le statut d’originalité de l’œuvre ; 2008) ou sous forme de jouet pour enfant (par Stéphane Lallemand qui redessine toutes les œuvres représentatives de l’Histoire de l’art sur Télécran et qui, par ces images pouvant s’effacer au moindre déplacement du curseur, veut désacraliser le chef d’œuvre et sa pérennité ; 1989) ; photocopier puis à « colorier » avec de l’aquarelle (par Hans Peter Feldmann qui dit ainsi brutaliser la notion de chef d’œuvre ; 1977-2008) ; classifier dans le « musée-museum » par Marcel Broodthaers dans sa réflexion muséologique (1972) ; présenter, aux côtés d’objets manufacturés et de produits naturels périssables (dans les triptyques post-historiques de Braco Dimitrijevic qui voudrait bouleverser les classifications ; 1979 ; 2008) ; présenter encore (par Patrick Raynaud qui, interrogeant le mode de diffusion/ reproduction de l’art, restitue à l’échelle réelle les détails de l’œuvre d’Ingres, comme celle d’autres artistes, reproduite par morceaux sur cartes postales, posées dans un présentoir métallique ; 1991).
Mais ce type de réflexion de l’art sur l’art qu’interroge une large part des « modernes » reste, pour nous, la part la plus hermétique des œuvres présentées au public. Parce qu’elles demeurent dans l’ensemble trop littéralement autocentrées sur « le monde de l’art », donc étrangères à la vie et à l’homme. Productions qui demeurent en ce sens à nos yeux lettres mortes. Que nous disent en effet, sans discours explicatif à l’appui, les objets manufacturés et périssables, pelle/fauteuil ou nappe, pomme/poire, exposés aux côtés des tableaux d’Ingres et photographiés par Dimitrijevic (voir illustration), inlassablement depuis la fin des années 1970 jusqu’à aujourd’hui? Et les planches éditées en 1972 par Broodthaers où sont reproduits, aux côtés de cartes postales figurant des dessins d’Ingres, les plans et élévations de la maison bruxelloise dans laquelle l’artiste avait installé en 1968 la section XIXe de son Musée d’art moderne (musée où régnait déjà la mort - y proliféraient alors des caisses d’emballages sur lesquelles étaient projetées des diapositives reproduisant des œuvres d’art) : au cœur et aux yeux de qui vivent-elles encore ?

D’autres artistes par contre proposent des œuvres douées d’une présence particulièrement forte. Bien que nourries d’un dialogue avec l’art d’Ingres, ces œuvres parviennent à nous faire oublier le modèle convoqué pour nous transporter au-delà des limites du « monde de l’art ». Elles se posent au spectateur comme autant d’ouvertures sur le monde. Ces œuvres révèlent, selon nous, ce qui fait toute la force de cette question de l’art « autour/d’après » l’art. Elles nous rappellent que si l’art naît de l’art, ce dialogue ne demeure fécond que parce qu’il s’opère au travers d’une dialectique instaurée entre le musée et la vie. Dans ces démarches, l’art d’Ingres- vivant - joue précisément un rôle fondamental tant dans l’ordre du style que de l’iconographie. Soulignons que cette postérité concerne plus particulièrement les nus et portraits, où s’affirme la part « révolutionnaire » de l’œuvre, ce qui en elle se libère des règles de la tradition néo-classique : tant par les sujets au goût orientalisant de ce « classique romantique » que par les « bizarreries » d’un style à travers lequel le corps de la femme, désiré et fantasmé, est contraint à diverses déformations (non ce n’est pas par hasard que les « modernes » aient en si grand nombre regardé cette part-là !). L’art du maître, dont la présence est permanente dans l’œuvre de certains, réapparaît donc au travers de regards très différents, issus de rapports plus ou moins littéraux.

« Ingres & Cie : à la vie à la mort ! »
par Amélie Adamo

Exposition « Ingres et les modernes » au musée Ingres de Montauban. Jusqu'au 4 octobre 2009.

 



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mis en ligne le 23/09/2009
 
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