Réflexions
Du gris à l'imaginaire des couleurs
par Gérard-Georges Lemaire

Ses œuvres les plus récentes marquent un tournant décisif, qui n’est pas le fait d’une rupture dans sa procédure de travail, mais plutôt un développement et même un brusque élargissement de son champ d’investigation. Il se traduit par l’introduction inattendue d’un volume qu’on pourrait qualifier de sculpture, mais seulement dans une mesure relative. En, effet, ces œuvres en trois dimensions sont la projection d’un dessin qui apparaît sur plusieurs de ses toiles. Elles représentent toujours un cœur, stylisé à l’extrême, qui peut faire penser au divan en forme de lèvres fardées de Man Ray, surtout dans le cas du Il cuore dei santi (A) : sur une toile monochrome rouge, dont les irrégularités de la surface peinte sont palpables, une forme oblongue, rouge elle aussi, se découpe dans la partie supérieure du tableau.
Sur le sol est posé un cœur très « abstrait », tout à fait irréel – l’idée d’un cœur humain qui, par juste retour des choses, donne une signification particulière à la forme inscrite à la surface lui faisant écho. Ce cœur est en réalité le leitmotiv qui sous-tend le cycle des Il cuore dei santi. Celui-ci rappelle aussitôt la manière de figurer le cœur du Christ dans l’imagerie religieuse classique, dans des compositions où se dévoile une silhouette humaine plus ou moins précisée ou alors dans cette magnifique œuvre bordée de part et d’autre de bandes larges et chacune diverse de l’autre, d’un autre noir, d’une intensité moindre, presque d’un gris saturé. Ici, une multitude de cœurs tracés de façon schématique, tous noirs, d’une autre qualité que le fond, à l’exception d’un seul qui est exécuté dans une teinte beaucoup plus claire. Dans une toile verticale, entièrement occupée par deux genres de rouges, cette idée de cœur donne l’impression d’être reliée à la partie inférieure du plan, du même coloris, par un cordon ombilical ou une coulée de sang qui, virtuellement, devrait remplir la surface de la peinture. Dans un polyptique fait de dix toiles rectangulaires de dimensions égales, cinq toiles sont des variations monochromes rouges (dans la rangée du haut), et les cinq autres, celles de la rangée du bas, sont frappées chacune d’un cœur gris – ces cœurs étant disposés dans des positions chaque fois différentes. Quand on se retrouve devant Sentieri di luce, on voit un cœur étiré et rose, traversé par de fines bandes jaunes alors que, dans le fond noir, flottent des formes de petite taille (pas une ne ressemble à la suivante) dans l’espace obscur.

Deux réflexions s’imposent à nous. La première est que ce cycle est une méditation sur le rouge et sur le noir (en particulier dans cet ouvrage étrange s’il en est que l’artiste a appelé In omnia sæcula sæculorum, avec cette efflorescence indicible émergeant des ténèbres profondes qui sont constellées de cœurs noirs dans un champ chromatique associant des bruns foncés qui jouent des harmonies graves avec le noir). Dans Nel segno del rosso, qui est cette fois un monochrome à la surface tourmentée et qui fait naître plusieurs types de rouges en fonction des mouvements et des impulsions de la main, avec tous ses sentiments contrastés et la trace de gestes nerveux et impulsions et d’autres, plus appliqués, peut être considéré comme le la de ces variations très libres sur un thème précis, celui des trois couleurs clefs du Moyen Age avec le blanc et le noir. La seconde concerne ce cœur qui ressemble à une figure héraldique que son auteur s’est inventée en lui donnant un aspect et une facture qui n’appartiennent qu’à lui. Mais Mariantonetta Sulcanese ne s’est pas laissée enfermer dans un système forme ou symbolique qui reposerait sur des déclinaisons infinies à partir d’un petit nombre de choix chromatiques et emblématiques. C’est ce prouve avec éclat Dalla luce della materia alla materia della luce : le tableau est d’un gris clair et bleuté, traversé horizontalement par une fente noire au dessin inégal, alors que le cœur « sculpté » repose sur le sol en constituant un contrepoint saisissant avec l’œuvre accrochée au mur. Les titres de la majorité de ces œuvres jouent un rôle déterminant dans la création de ces derniers mois : l’allusion théologique est évidente. Mais il est impossible de faire la part des choses – si elles ont bel et bien affaire avec la foi catholique ou avec l’histoire de l’art ancien où les sujets religieux étaient de règle, puisque les artistes exécutaient des commandes pour des églises, des monastères, des Scuole, comme c’était le cas à Venise. Cette ambiguïté est – c’est tout du moins ce que je crois, au risque de me tromper – cultivée avec soin. Fait-elle référence à la valeur symbolique des couleurs des tableaux d’autrefois, celles du Christ, de la Vierge, des apôtres en dégageant une dimension théologale précise ?
Ou retrouve-t-elle, au cours de son cheminement intérieur, des réminiscences des prédelles, des retables ou des images saintes qui l’ont profondément impressionnée ? C’est là que réside la beauté et la force de son parcours, qui nous laisse ainsi nous interroger sans fin sur une pratique plastique liée au langage des grands initiateurs des avant-gardes et aussi à celui de leurs héritiers actuels, et qui pousse ses racines sensibles et intellectuelles dans les chefs-d’œuvre des maîtres d’autrefois ? Si c’était le cas, elle agirait sans référence précise et immédiatement reconnaissable, mais aussi sans justification ostentatoire, purement et simplement en manipulant des icônes, comme celle du Cœur Sacré de Jésus. Nous nous sentons pris à dans un piège spéculaire puisque nous sommes, que nous le voulions ou non, les dépositaires de cette grande tradition où la plus haute élévation spirituelle s’est ancrée parfois dans des exactions atroces et dans la corruption de l’âme et de la chair la plus éhontée. Son œuvre n’est pas frappée d’impureté, mais elle ne recherche pas la mystique. Elle est en perpétuel décalage – et c’est la raison de sa saveur – avec ces aventures croisées de l’Eglise et de l’art.

Mont-de-Marsan, juin 2009.

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mis en ligne le 21/09/2009
 
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