Réflexions
Loques et inter-loques : la vie dans les plis
par Jean-Paul Gavard-Perret

Beuys (5) renvoie aussi la toile à la consistance d'un organe plein à travers les fibres qui la constituent. Beuys cherche à incarner ce qu'il nomme la « corporéité » par laquelle la matière travaille la réversion figurale et la logique habituelle du repli imaginaire (j’ai coupé) en transformant le support-toile en un véritable lieu " morphogénétique ", à savoir une matière dans laquelle un corps se forme. Si l'on en revient à la peinture religieuse (dont paradoxalement les oeuvres de Tapiès et de Beuys sont en quelque sorte les descendantes), ce n'est plus la représentation du corps christique qui est (idem) sacré.

La toile défie son cadre et son espace au moment où les artistes proposent sa torsion. La déchirure, la torsion l'oeuvrent. Elle n'est plus l'objet sur lequel la déchirure est donnée à voir en gros plan corporel. Ce n'est plus une zone de repli puisqu'elle ouvre à une nouvelle condensation de l'image dans son forçage, son martyr. Comme l'écrit Didi-Huberman « l'iconographie parle au sein même de la matière et ne renvoie plus aucunement à une quelconque gloire céleste de l'image (6)». La révulsion est comparable à celle à laquelle fait allusion Tapiès. En parlant des bois peints allemands, il évoque leur « écoeurante couronne qui borde et entoure la figure christique pour donner une ouverture sur son dedans (7)». Loin de la dévotion médiévale et ses représentations de connivence avec le sacré, Tapiès et Beuys, comme Oldenburg ou Rauschenberg plus tard, ou Ortlieb ou Mariette plus près de nous, proposent une prolifération de matière. Celle-ci fait chavirer l'image de sa platitude dans une charge qui n'est plus figurative mais figurale. Rauschenberg ou Mariette iront d'ailleurs plus loin : non seulement ils tordent la toile, la décadrent (changer) de son cadre mais affublent sa matière d'un chapelet de colifichets issus de diverses cultures comme pour se moquer du caractère sacré d'une peinture centrée sur le catholicisme.

Il ne s'agit plus cependant de voiler la représentation (comme l'a proposé toute une imagerie surréaliste de Dali à Magritte) mais de lui substituer un bouleversement de sa thématique (préciser) iconographique. A l'effet classique de pans surgit ce que Marcelin Pleynet définit comme « un espace hérétique dans laquelle la matière-support devient l'objet de crucifixion et de liturgie (8)». Aux déplacements figuraux ou de réseaux, aux effets de nimbes, de lumières, d'ombres voire de taches se substitue cette emprise  du support qui de lui-même dramatise ce qui avant s'inscrivait dessus donc « à faux ». C'est pour Tapiès le moyen de tuer tout maniérisme de la peinture. C'est aussi la crucifixion de la peinture sinon par elle-même du moins pas son support. Il ne s'agit pourtant pas de la nier mais, par là, de transformer (changer) le regard dévot qu'on lui accordait jusque là. A la crucifixion christique (objet) nous passons ainsi à celle de la peinture (sujet). Pour reprendre une expression de Beuys « en infiltrer ainsi sa  surface la peinture n'est plus droite comme un i au moment où l'artiste refuse le statut d'ilote rêvant de devenir idole sous prétexte de figer et fixer la surface de la toile comme une parcelle d'éternité (9)».

A titre d'exemples, le Soft Ladder, Hammer, Saw and Butchet de Oldenburg fait de toile, caoutchouc et mousses cousus, de colle, Liquidex et bois ou « Hautung » (la peau) de Beuys en feutre et tissu créent ce type de décloisonnement et d'épreuve afin de mettre sur la rétine du postiche. La surface n'est plus l'infirmière impeccable de nos identités. Elle se distend comme une peau usée pour nous travailler le plus là où notre imagination apparemment morte peut imaginer encore. Ce que de telles oeuvres montrent est à la fois proche et étrange. Car ce qu'on appelait  « toile » se met à « flotter », à fluctuer tel un corps exsangue à la dérive. Nous  n'abordons donc  plus l'art à travers une surface lisse, rassurante mais ce qu'il en reste. En ce sens la représentation n'est plus la maison de l'être mais une vieille peau au derme retourné et inhabitable. Elle s'impose pourtant à nous, on croit la reconnaître, s'y reconnaître. Mais plus que de montrer elle nous immole, nous plonge dans l'impasse dont nous ne sommes pas ou jamais sortis. Sur ce qu'elle insémine et dissémine surgissent des seuils qui cependant n'indiquent plus de passage du fantasme à son reflet imité. L'image ne sauve pas, elle annonce une fin de ce qu’elle proposait jusque là. Elle devient la porte infernale où nous ne cessons de frapper avant la nuit, pour rien. Soudain la surface nous échappe, nous nous immisçons  en ce qu'il en reste et qui appartient à l'ordre de la coulée et des coulures. Elle est l'autre que nous ne pouvons oublier. Elle est la douleur, le plaisir, la pensée, le monde ou plutôt l'ombre de tout cela tant elle semble porter les stigmates de l'usure du temps.

Ajoutons à cela une autre dimension de ce type d’approche que l’on nommera anti-religieuse. Imprégnée de spiritualité la peinture a le plus souvent été considérée comme « au service du salut de l’être qui vient chercher sur la toile une assistance (10)». Contre cette propension, de tels artistes ont cherché une autre structure propre à renverser cette perception. D’autres, de Dali, Arrabal à Mariette, ont choisi une autre manière de biaiser en caviardant selon diverses stratégies les images pieuses et leur contexte religieux de recueillement. Le fils de Dieu n’est plus l’ennemi à abattre. Mais il ne convient pas seulement de caviarder son image car dans l’imaginaire collectif elle imprègne encore la conception de réception de la peinture. Torturer de manière ironique le corps comme l’ont pratiqué Rainer, Antonio Saura ou Dali ne suffit plus. La toile doit se tordre afin de sortir de la « réserve sacrée » dont parle Heidegger dans L’origine de l’œuvre d’art (11) et d'essorer son jus religieux.

5 article Beuys in Glenn D. Lowry, Moma Highlights, (New-York, Moma, 2004)
6 Georges Didi-Huberman, Phasmes (Paris : Editions de Minuit, 2000)
7 Antoni Tapiès, L’art contre l’esthétique (Paris, Editions Galilée, 1974)
8 Marcelin Pleynet , Art et Littérature (Paris : Le Seuil, 1980)
9 J. Beuys, « Pourquoi faites vous des multiples », Beuys, (Gravelines, Editions du Musée de Gravelines, 2007)
10 Christian Heck, « Entre le mythe et le modèle formel », Corps crucifiés (Saint Etienne : Edition Réunion des Musées Nationaux, 1992)
11 Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art, (Paris : Gallimard, 1980)

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mis en ligne le 21/09/2009
 
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