La chronique insolente de Gérard-Georges Lemaire
Figures de cire dans le genre abstrait
par Gérard-Georges Lemaire

Sa procédure a ses contraintes. Mais ce qu’elle perd par l’abandon délibéré de l’exercice de la peinture, elle le regagne par ailleurs grâce à la cire. Elle ne peut plus s’appuyer sur les subtilités de la touche, les aplats ou les empâtements, elle peut séduire par la prégnance tactile de ce matériau, qui insinue une sensualité de la surface et aussi un désir gourmand pour la pâte lisse, fluide ou figée, qui passe par la relation spéculaire qu’elle instaure. Et les agencements emprisonnés dans l’épaisseur de la matière prennent une tournure mystérieuse et presque religieuse (de façon analogique, cela va sans dire). Sans compter que la cire, dans la sphère « picturale », possède une sensualité, dont la peinture n’est pas exclue en principe, mais qui est plus directe et plus envahissante. Elle est une sorte de peau d’une texture qui évoque le parchemin. Anna Di Febo a d’ailleurs exploité cette veine puisqu’elle a exécuté une série de volumes d’une grande dimension qui donne l’impression d’être des pages d’un incunable s’enroulant sur elles-mêmes. Cette référence sans détours au livre, ou plus précisément dans ce cas au volumen antique (comme d’autres ensembles ressemblent à des draps ou des tissus suspendus, toujours d’un blanc imperceptiblement jaune) montre bien qu’elle ne veut pas être cantonnée à une seule et unique manière de faire une œuvre.

Ce qui m’intrigue le plus dans sa démarche, c’est en fin de compte de jouer simultanément sur plusieurs registres : la peinture, le dessin, la sculpture se confondent souvent dans ses tableaux qui ont en commun cette duplicité sophistiquée. Les couleurs qu’elle utilise ne font que renforcer ce sentiment trouble puisqu’il nous oblige à nous interroger sur la réalité physique de l’œuvre en même temps qu’elle nous impose de méditer sur son essence, qui se situe entre deux mondes. En effet, ce que la cire contient est un piège pour l’œil et un piège qui nous entraîne dans une longue suite de conjectures. C’est ce qui fait tout l’intérêt de sa quête esthétique : en déplaçant aussi singulièrement les paramètres de l’art graphique, pictural et sculptural, en général dans une unique typologie d’ouvrages, elle incite à repenser avec précaution ce qui donne au tableau sa force, son attrait irrésistible et, bien entendu, son sens. En partant d’un double ou triple sens physionomique, elle insinue des doubles ou triples sens dans notre réception de l’ « image » qui ne peut exister sans être oblitéré par sa matière et son mode d’usage si particulier.

Son univers est à la fois d’une évidence absolue si on l’envisage dans une optique formaliste, et chargée de significations qui se chevauchent et s’enchevêtrent sitôt qu’on le place dans une perspective esthétique. Voilà ce qui me fait dire qu’Anna Di Febo est une créatrice courageuse et d’une grande finesse d’esprit qui a voulu et su dépasser les grands axes théoriques de la modernité sans avoir jamais renoncé à l’imaginaire, à ses fastes, à ses chausse-trappes et à ses faux-semblants qui sont souvent les paradigmes d’une vérité intérieure qui ne peut pas venir autrement à la surface. Et cela, toujours en employant la litote, c’est-à-dire l’expression la plus pudique et la plus contenue.

mis en ligne le 11/05/2010
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