Le théâtre
le sentiment recomposé
par Pierre Corcos

      La vérité intérieure est impure... C'est-à-dire complexe, variable, incertaine, contradictoire et multiple. A l'exception de ces malades mentaux figés dans la monomanie ou de ces individus qui, prisonniers d'une addiction, se trouvent en manque, et donc saisis par une idée fixe, évidente, unique, la majorité d'entre nous pourrait reprendre ces mots de Montaigne se définissant ainsi : « Je suis ondoyant et divers ». Faut-il s'en désoler ou réjouir, mais l'on se distrait par exemple bien vite du sentiment homogène et puissant qu'une pièce de théâtre a su créer ou activer en nous : dès la sortie de la salle, certains rallument leurs portables pour consulter leurs messages, d'autres sont immédiatement assaillis par quelques tracas d'intendance, ou songent déjà au restaurant qui suit, au prochain spectacle, etc... Cette observation n'est pas anodine, car elle nous renseigne indirectement sur le travail esthétique de cadrage, concentration, stylisation, auquel se livre l'auteur, pour construire une vérité existentielle ordonnée, continue et homogène, qui émanerait des personnages et de la situation. Nous pouvons ainsi éprouver un sentiment tragique au théâtre mais, construit en une signification cohérente et stable, épuré de l'anecdote et des multiples détails parasites, faisant appel à des valeurs éthiques, il n'a pas grand chose à voir avec le sentiment tragique éprouvé parfois dans la vie réelle. Celui-là, emporté comme tout affect, dans le fameux « stream of consciousness » , dont parlait William James, et se mêlant aux scories de l'actualité, aux alluvions des embarras quotidiens, aux restes de maints plaisirs compensateurs, est certes bien notre réalité, mais correspond fort peu au sentiment tragique tel que l'a construit le dramaturge ou modélisé le philosophe... Ce long prologue pour introduire trois pièces de qualité, nous invitant à appréhender la construction esthétique, théâtrale du sentiment.

      Dans un premier temps, l'on peut croire que Ciseaux, papier, caillou de Daniel Keene nous donne à entendre « l'immense silence des chômeurs et le désespoir qu'il exprime » (Pierre Bourdieu), on croit reconnaître dans Kevin, ce tailleur de pierre au chômage, sa femme, sa fille, son ami, son chien, des êtres quelconques naguère filmés dans un reportage à la télévision. On est même enclin à penser que le sentiment continu de tranquille accablement du héros, c'est exactement celui qu'éprouvent les chômeurs de longue durée. Ce théâtre procèderait alors du naturalisme, ou d'une dimension socio-critique et documentaire... Or que nous dit Daniel Keene ? « La poésie était, et demeure, mon point de départ en tant qu'auteur ». Cette poésie va sans cesse guider l'auteur. Par quelques symboles déjà : Kevin travaillait sur le plein des blocs de pierre, il se retrouve dans le vide d'une existence absurde; Kevin est resté longtemps debout par son travail, mais avec le chômage il s'asseoit de plus en plus, et à la fin, il voudra s'allonger dans une fosse, comme pour mourir... La poésie va guider l'alternance de mots essentiels et de lourds silences, le recours à l'ellipse, et le rejet de tout superflu, qui distinguent le sentiment de désespoir théâtral, ainsi recomposé, esthétisé, du désespoir hétérogène, discontinu et parasité que subissent les chômeurs. Quel est le propos de Daniel Keene ? Il répond très bien à cette question : « je me disais qu'il devait être possible d'écrire des pièces qui intensifient l'expérience en refusant d'inclure quoi que ce soit de superflu ». Tout est là : intensifier un sentiment et l'épurer, jusqu'à ce qu'il nous saisisse d'une présence hallucinatoire, qu'il accède à la hauteur de l'avènement spirituel. Le désespoir du chômeur Kevin (interprétation admirable de Carlo Brandt) devient, par l'écriture de Keene, mais aussi par la mise en scène (dans le style de Claude Régy) de Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau, l'un de ces sentiments improbables et magiques comme le théâtre seul en a le secret de fabrication, et qui nous emmènent dans un monde autre. Celui où, par leur dessin allongé, insolite, les ombres portées de nos sentiments nous fascinent plus que leur reflet exact dans un miroir. « Nul acte de théâtre n'est naturel. Il omet toujours quelque chose. Il inclut toujours quelque chose qui n'est pas naturel. Notre présence face à un acte de théâtre est (...) un pari sur l'existence du spirituel », écrit Daniel Keene.

Le théâtre : le sentiment recomposé par  Pierre Corcos
mis en ligne le 11/07/2010
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