Le théâtre
le sentiment recomposé
par Pierre Corcos

      Un profond sentiment de tristesse se dégage d'Une journée particulière, le célèbre film d'Ettore Scola... L'un des personnages de Photo-romance, le spectacle du couple d'artistes libanais, Rabih Mroué et Lina Saleh, veut justement adapter ce film en un photo-roman noir et blanc, genre mineur qui, nostalgiquement, charrie une bien obsolète mythologie. Sur la situation au Liban, la place qui y est laissée aux femmes, la difficile position de la gauche politique, les interdits religieux que subissent les créateurs, les déchirements intimes de cette nation, les guerres qu'elle a endurées, le spectacle, complexe, croise trois niveaux de représentations : la pièce théâtrale (une artiste présentant son projet au responsable du comité de contrôle), ce photo-roman qui est une adaptation, se passant à Beyrouth en 2007, du film de Scola, et enfin la traduction musicale de ces intrigues, à la fois sentimentales et historiques, ou leur accompagnement par des interventions de musique expérimentale. Que de distanciations ! C'est un peu une composition en abyme, un emboîtement sophistiqué (il a d'ailleurs beaucoup séduit au Festival d'Avignon de l'an dernier...) ayant, comme fonction, entre autres, de dérouter l'émotion au premier degré, et de construire, par théâtre, vidéo et performance, un sentiment d'affliction et d'abattement qui témoigne d'une situation historique bloquée, d'un gâchis des forces créatives, d'un retard accumulé et injustifié... Curieusement, en dépit ou à cause de tout ce dispositif complexe, la tristesse qui demeure au final semble d'une vérité indiscutable. Il y a ici quelque chose du Kundera de L'insoutenable légèreté de l'être : la mise en distance de la narration classique, l'humour et le dérisoire, loin de contrarier le sentiment d'amertume, l'exacerbent davantage...

      Le grand art de Tchekhov, c'est qu'il nous donne, sur la scène, l'illusion des sentiments tels qu'on les éprouve dans la vie réelle, dans leur spontanéité, leur mixage, leur contradiction, qu'il sait couper par une mélancolie une allégresse, interrompre un immense espoir d'une petite fâcherie, dévier la chute d'un vertigineuse affliction par la brusque remontée d'une jouissance sensuelle, etc., alors qu'en fait, il compose minutieusement sur l'orgue des sentiments une musique : la mélodie de l'âme signée Anton Tchekhov... La mise en scène de Marcel Maréchal et la traduction ancienne d'Arthur Adamov rendent l'instabilité, la prestesse, les reliefs inattendus d'Oncle Vania. S'il est un auteur qui a compris que la vérité intérieure est impure, composite, que les relations entre les humains sont soumises au flux variable des humeurs, des moments, des heures et même des saisons, c'est bien Tchekhov; et s'il est un auteur qui, conscient de ce flux, en a tiré une composition artistique encore plus fine et contrastée, c'est toujours Tchekhov... Dans l'interprétation de Maréchal, Oncle Vania est une pièce du « perpetuum mobile », du mouvement perpétuel. Grande agitation alors qu'il ne se passe rien de décisif, énergie bouffonne sous des structures sociales écrasantes, rires et chansons tandis que la mort rôde dans les bois... Marcel Maréchal, Emmanuel Dechartre nous rendent cette vivacité naturelle, comme une prise directe sur la vie réelle; sauf qu'aussi bien au niveau de l'écriture, qu'à celui de la mise en scène, de l'interprétation, c'est juste du grand art...

Pierre Corcos

Le théâtre : le sentiment recomposé par  Pierre Corcos
mis en ligne le 11/07/2010
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