Le théâtre
Le mot et l'image
par Pierre Corcos

      Celui que les surréalistes avaient surnommé "le grand serrurier de la vie des temps modernes" trouvait son inspiration aussi bien dans le roman noir que dans l'Apocalypse, dans "Le Magasin pittoresque" (!) que dans Homère, dans l'Encyclopédie du docteur Chenu que dans l'oeuvre de Dante... Ses thèmes ? Il use sans vergogne des lieux communs du romantisme ! Son style ? Il s'inscrit dans la rhétorique la plus classique, voire pompeuse. Mais peu lui importait, à ce potache surdoué - dont certains universitaires interprètent l'oeuvre comme une géniale mystification - les sources, les références, la tradition littéraire, car il s'amusait avec, les détournait, les emportait aux confins du délire. Non, ce qui le guidait, c'était l'Image !... Oui, mais toutes les métaphores s'usent, s'estompent, s'endorment dans la banalité du langage parlé, ne font plus mentalement voyager. Alors, visionnaire halluciné, Isidore Ducasse (on l'avait reconnu) va faire du neuf avec de l'ancien, et accoller, par un sens admirable de l'hétéroclite, des réalités qui n'ont rien, vraiment rien à faire ensemble... en tous cas dans l'esprit normal de l'homme moyen et dans ses classifications programmées. "Toi, jeune homme, ne te désespère point; car tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire.
En comptant l'acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis!"
ou : "... beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie.". "Les Chants de Maldoror", on le sait, regorgent de ces images superbes, improbables, qui épaississent la couche d'étrangeté du réel : "O poulpe, au regard de soie ...". L'étonnant Malcolm de Chazal prolongera, moins d'un siècle plus tard, cette folle dérive des images, contrariant les esprits rationnels - lesquels veulent toujours s'y retrouver, même au coeur de l'imaginaire -, et Michaux injectera le carburant des hallucinogènes dans la fabuleuse machine à inventer des images en mots... Bref, lorsque Pierre Pradinas a décidé, en l'adaptant, de monter Les Chants de Maldoror, il y a, outre le comte de Lautréamont, derrière lui déjà les surréalistes, la poésie sous mescaline, le cinéma fantastique, l'art psychédélique, enfin l'imagerie virtuelle, le numérique, etc...
Pourtant, voilà qu'aidé d'un seul comédien, le talentueux David Ayala - il a ce qu'il faut de frénésie dans le corps, d'égarement dans les yeux -, qui, tour à tour prédicateur, dandy, crooner, enfant halluciné, imprécateur, déclame ces mots prodigieux, Pradinas a fabriqué un spectacle, à la fois éblouissant et bizarre, sur les puissances oniriques du verbe. En bon magicien de la scène, il n'a pas oublié quelques films déconcertants, et deux ou trois éclairages suggestifs, enfin la musique, cette vieille ensorceleuse...
Et il a choisi, intuition téméraire, les Pink Floyd ! Tout cela est si fragile, le charme peut éclater comme une bulle de savon, d'un coup ! À travers le corps, les jeux d'Ayala, et dans l'espace symbolique que Pradinas a conçu, Lautréamont parle... Il a subverti l'écriture de l'intérieur (on se dit : avec ce lyrisme outré, emphatique, il se moque de nous), nos repères se brouillent, et il nous envoie des images somptueuses, extravagantes, incantatoires, formules ésotériques d'une cérémonie secrète. L'enjeu théâtral n'est pas plus un "drama" qu'une thèse ou une critique, non, c'est un "trip" sans acide, une série discontinue d'images et de mots aberrants et magnifiques...
Celui qui, sur un livre étrange, somnole et peu à peu sombre dans le rêve, mêlant son erratique lecture aux phosphènes et aux premières images, associations oniriques, voit, éprouve ces phénomènes, procédant comme d'un monde parallèle, effrayant et sublime.

Le théâtre : Le mot et l'image par  Pierre Corcos
© Patrick Fabre
mis en ligne le 06/10/2010
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action d'éclat