Le théâtre
Effets de réel
par Pierre Corcos

      Heinrich von Kleist disait que "la première condition que les gens exigent de la vérité, c'est qu'elle soit vraisemblable. Or, l'expérience nous l'enseigne, la vraisemblance n'et pas toujours du côté de la vérité". Le théâtre peut, par le détour de fictions, tenter de circonscrire une vérité. Mais il peut aussi, en mettant à nu, en dévoilant, créer un doute sur ce qui est apparences et chose en soi. Le théâtre peut enfin montrer qu'il existe des procédés, une esthétique produisant des "effets de réel", alors qu'il ne s'agit que de pure invention. Ainsi les faits sont faits (parfois surfaits), le mensonge peut se déguiser en vérité, le dévoilement n'être que changement de voile. Et si le réel existe, comme cet impondérable qui menace toujours la vérité construite, lui résiste, il n'est certes pas facile d'accès ! Quelques illustrations pour ces remarques...

      7 juillet 2005, Londres : 4 attentats, 56 morts. La pièce de l'anglais Simon Stephens, Pornographie, n'a pas pour sujet le terrorisme, mais le contexte de dérapage, de transgression faisant qu'une société peut, chez quelques jeunes menant des vies conformes, engendrer de pareils actes destructeurs... L'islamisme radical ne serait-il pas une occasion de reconquérir, par la transgression, un simulacre de "liberté" dans un monde à la fois hypercontrôlé, rationaliste et déraisonnable ? Et qu'en est-il de cette réalité mouvante, pléthorique, délirante, rhizomatique qu'est une ville-monde comme Londres ? Sept tableaux développent ici, à travers différents personnages emblématiques, ce thème de la transgression violente, de la "schize". Mais aussi celui d'un réel impossible, par son excès même... Simon Stephens tente malgré tout d'appréhender ce réel en procédant comme le romancier Dos Passos avec ses multiples récits entrecroisés ("simultanéisme"), hachés par des actualités (dans Pornographie, c'est un concert à Hyde Park, la désignation de Londres comme ville des Jeux Olympiques en 2012), et aussi en réitérant, par des scènes-choc, ce qui semble être une sorte d'anomie et de déliaison sociales conduisant à ces logiques aberrantes et meurtrières. Même, surtout si les perspectives sont multipliées, éparpillées, le modèle documentaire est bien là, sans doute inluencé par les moyens du cinéma. Mais ce qui intéresse Laurent Gutmann, qui a mis en scène avec précision la pièce, c'est à la fois une construction esthétique, et ce jeu de rôles où chacun semble autant échapper aux autres qu'à lui-même. On voit ici que pour comprendre cette réalité accidentelle, singulière, tragique d'un attentat, on fait l'inverse du "ab uno disce omnes" des Latins ("par un seul comprends tous"), et donc que l'on tente par de nombreux tableaux de converger vers un seul fait du réel, a priori opaque. Le dévoilement de cet attentat du 7 juillet 2005 pointerait une logique sociale qui pousse, indirectement, dialectiquement, à la transgression.

      Si la vérité est dévoilement, le striptease serait la vérité du corps féminin (il existe certes des stripteases au masculin, mais le spectacle éponyme, Striptease, créé et joué par Céline Milliat-Baumgartner, écrit et mis en scène par Cédric Orain, ne porte pas sur cette variété-là). Oui, voilà le corps féminin, le plus souvent revêtu de ses atours, par la mode, de son feuilletage de vêtements et sous-vêtements, qui là émerge dans son épiphanique nudité de ses multiples enveloppes. Le vêtement serait ainsi l'apparence sociale, historique, artificielle, sous laquelle la vérité biologique et/ou animale surgirait, éternelle. Voilà donc l'intime, c'est-à-dire l'intérieur et le profond... Mais l'actrice qui s'est déshabillée au Théâtre de la Bastille nous a montré, à part son corps menu, rose et charmant, deux choses : la première, c'est que le dévoilement répond à une curiosité, et la seconde c'est que la curiosité est toujours enquête et voyeurisme (ou, comme le disait Freud, qu'il y a quelque curiosité sexuelle à l'origine de la curiosité scientifique).

Le théâtre : Le mot et l'image par  Pierre Corcos
© E. Carecchi
mis en ligne le 21/04/2011
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