Dossier Claude Jeanmart
À l'aveugle

par Gérard-Georges Lemaire

mis en ligne le 18/04/2012

Puis il éteignait la lumière et leur demandait alors de restituer ce qu’ils avaient perçu sur le papier. Les résultats étaient surprenants, car d’aucuns avaient pu tracer des traits assez réalistes, d’autres avaient réinventé le modèle. Ce genre d’expérience rappelle bien sûr les leçons académiques, mais cette rupture radicale entre le jour et la nuit introduisait bien autre chose : la relation entre l’empreinte conservée par l’œil et le sentiment que procurent les ténèbres.
       Encore plus tard, quand j’avais entrepris de monter une exposition sur le thème de la couleur noire, je lui avais demandé de faire avec Denise un film vidéo. Cette requête l’a troublé puisque jusqu’alors ses œuvres (ou leurs œuvres communes) s’inspiraient d’ouvrages littéraires, de Franz Kafka à Miguel de Cervantès. Je lui ai donné une indication, une seule : la Lettre sur les aveugles de Denis Diderot. La lecture de ce traité du grand philosophe l’a conforté dans sa démarche. Et ils ont réalisé un film où deux corps se meuvent dans un noir presque total, puisqu’on ne voit que leurs contours en blanc. Là, les rythmes des lignes et les déplacements des masses, toujours exprimés par les traits, poussaient à l’extrême le jeu entre le figurable et l’abstrait. Tout se jouait sur le fil ténu et étrange de cette frontière -, une frontière pour la perception, mais aussi une frontière révélatrice pour l’intelligence de ce que le spectateur peut ressentir.
       Cette réflexion, nos deux artistes ne l’ont plus abandonnée. Et ils ont voulu voir jusqu’où l’expérience pourrait être menée à partir d’un organe qui est privé de ses prérogatives. L’esprit humain en est affecté et va rechercher des issues à cette situation qui est déplaisante, mais aussi source de surprises et de découvertes. Etre aveugle, c’est dès lors voir autrement, dans une autre dimension, avec un autre langage. Il est certain que cette procédure prendra encore des formes nouvelles et sera la condition d’une autre façon de faire du dessin et de la peinture. Il y a eu la maniera nera en gravure. Ils ont inventé une manière noire de leur invention, qui devrait les amener à concevoir des œuvres d’un genre inouï.

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