Le théâtre
Occuper la scène
par Pierre Corcos
mis en ligne le 18/04/2012

       Par sagesse, ou seulement médiocrité, la plupart d'entre nous ne consentent pas à se laisser brûler par une cause, une idée ou une passion au point qu'elle irradie de soi, braise incandescente. La plupart d'entre nous ne se sentent pas convoqués par une mission, ni obligés d'en payer, par la hauteur d'un engagement, le prix élevé... Or ce qui se donnait à vivre, à partager dans ce spectacle, c'était justement la flamme d'un engagement, le charisme d'un acteur, Caubère, rendant un vibrant hommage à la "surprésence" d'un poète disparu, Benedetto.

       S'il y a quelqu'un qui occupe pleinement la scène, investit le mental des spectateurs, jusqu'à en bousculer certains qui au bout d'une demi-heure s'enfuient, c'est bien la vertigineuse (rien que son torrentiel débit de paroles, déjà !...) Angélica Liddell, une artiste espagnole, auteure, metteuse en scène et interprète de ses propres créations. On ne sort pas indemne de son dernier spectacle, "El Año de Ricardo" joué au Théâtre du Rond-Point... Longtemps après, on s'aperçoit que, sur ces questions de violence d'État, de dictatures sanglantes, de génocides et de massacres en tous genres, elle nous a bien plus secoués, bousculés qu'on ne l'aurait escompté. Comme si, pour se maintenir dans une assiette psychologique nécessaire à la gestion de notre quotidien, il ne nous fallait pas dépasser un certain seuil de crudité, violence, obscénité. Or Angélica Liddell va très loin. Elle donne corps - plus exactement donne son corps - à un délire, traversé de faits accablants et de fulgurations poétiques. Ce délire transfigure l'effroyable parole de Richard III, figure historique et shakespearienne incarnant la cruauté et le pouvoir déments.
       Angélica hurle, crache, éructe, vomit, gigote, pisse, se gratte, gesticule sur scène, roule dans des convulsions dignes des grandes hystériques de Charcot, réexpérimente le "cri primal" de Janov, prolonge le théâtre du vertige et de l'extrême d'Artaud, croise les "performances" de Gina Pane, et laisse, après deux heures de pure catharsis, les spectateurs pantois... Cet engagement artistique irréfragable se paye de l'épreuve qu'Angélica Liddell fait subir à son corps, mais se récompense (elle fut la révélation du Festival d'Avignon 2010) par une occupation pleine et entière de la scène... Cette abjecte histoire de monstre despotique, qu'elle nous conte, c'est Hitler, Staline, Mao ou Mussolini : or ceux-là furent adorés, là est la question ! Leur charisme fut désastreux, catastrophique... En plongeant jusqu'à la noyade dans l'inconscient morbide, maniaco-dépressif, hallucinatoire et paranoïaque de ces fous qui gouvernent, Angélica Liddell a exhumé le nihilisme. Un nihilisme qui en a fasciné plus d'un, assez pour le conduire à un absurde sacrifice...

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Le théâtre : Occuper la scène par Pierre Corcos