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Les artistes et les expos,
Exclusivité
Lettre de New York
par Thierry Laurent

Mon cher jean-Luc,

Tu le sais, New York est une ville européenne. Et de fait, les newyorkais ne peuvent s’empêcher de singer notre vieille civilisation. L’architecture tout d’abord : une ville où le délabrement d’une cité ancienne, fatiguée, côtoie en même temps une modernité clinquante, lisse, arrogante. Des immeubles de pierre et de briques, menaçant ruine, sont accolés à des tours de verre où se réfléchissent nuages et ciel. New York ressemble donc à ces villes d’Europe où le neuf se juxtapose aux monuments historiques en restauration. Mais il y un autre élément qui frappe : un mode de vie qui ressemble à celui pratiqué dans les villes méditerranéennes. Bien sûr, à New York, il n’y a pas de café ou de terrasse comme à Paris ou à Rome, mais les architectes ont su aménager à l’intérieur des grands buildings nombre d’espaces couverts, sous de vastes verrières, où un climat estival a été reconstitué, avec des tables, des fontaines et des zones de verdure, si bien que flânerie, lecture du journal et conversation entre amis ont apparemment cessé d’être déconsidérées.

Et puis, on assiste aussi à une formidable revanche : la mode européenne est en train de mettre KO l’art américain. Et le lieu de cette revanche, c’est le quartier de Soho, qui en quelques années a subi une spectaculaire métamorphose. Aujourd’hui, ce ne sont plus Warhol, Lichtenstein ou Basquiat qui mènent la danse à Soho, mais les griffes Prada, Hermès et Dior. Les galeries d’art des années 1980 ont été remplacées par de tapageuses boutiques de couturier. Les nouveaux espaces dévolus à la mode piratent aujourd’hui les entrepôts. Sacs dorés, souliers soyeux , et robes de tulles transparentes sont exhibés sur des étagères design comme des objets destinés à la seule contemplation. Les entrepôts qui hier hébergeaient les galeries, avec leur aspect minimal, brut, simple, froid, font aujourd’hui parfaitement l’affaire pour exposer des vêtements haute couture et leurs accessoires glamour. Le chic est d’exhiber entre murs écrus, sol en béton et poutres métalliques apparentes les dernières créations vestimentaires. Une boutique de mode ne serait-elle pas finalement une installation d’art contemporain ? La plus époustouflante est sans doute la boutique Prada, établie autour d’un vide central recouvert de bois précieux, où les modèles de robes sont exposés avec une scénographie de musée.

Et si rien finalement n’avait vraiment changé à Soho ? Entre une galerie d’art et un magasin de luxe, où est la différence ? L’acquisition d’un ensemble Prada exposé en vitrine minimaliste ne procèderait-il pas de la même démarche que l’achat d’un Jeff Koons ? Art et mode ne seraient-ils pas les modalités d’un même culte des valeurs « glamour » d’autant plus désirables que leur inaccessibilité financière devient l’objet même du désir et du spectacle ?

Donc plus de galeries d’art à Soho ! Mais alors où sont- elles passées ces galeries qui font de New York le centre névralgique de l’art ? En fait, elles se sont déportées plus au sud, à Chelsea, près des docks qui donnent sur l’Hudson, là où, dit-on, les loyers sont moins chers. Chelsea côté Hudson River, non loin du mythique « Chelsea Hotel », lieu de séjour des artistes et écrivains voyageurs, est un quartier de docks, d’entrepôts, d’usines. On y voit aussi des parkings de voitures à étages, des magasins discount, bref, un univers de camionnettes, de chariots élévateurs, de palettes et tractopelles en activité. Quant aux immeubles en brique, ils sont d’une monotonie à faire peur. C’est dans ce décor de fin du monde que les galeries branchées ont élu domicile. Il y a d’ailleurs deux types de galeries. Les plus luxueuses occupent à elles seules un ancien entrepôt ouvrant de plein pied sur la rue. Les autres sont en étage, sises dans des immeubles aux façades monotones, avec des alignements austères de fenêtres à guillotines, d’anciens locaux administratifs, des galeries auxquelles on accède par des ascenseurs aux allures de monte-charge bringuebalant ouvrant sur d’étroits couloirs à la tuyauterie apparente. En revanche, l’intérieur des galeries obéit au impératifs du « white cube » : un espace sobre, silencieux, monacal, lisse, murs blancs, où s’affairent derrière des comptoirs des assistantes plutôt jolies et tirées à quatre épingle tapant avec frénésie sur leur clavier informatique.

Cette après-midi là, les visiteurs ne se bousculent pas. Le long des trottoirs, souvent occupés par une sorte de rampe en ciment destinée à accueillir le cul des camions, car, oui, les galeries occupent bien d’anciennes ères de livraisons, on peut apercevoir, ça et là, quelques limousines noires qui suivent au ralenti les déambulations de leurs maîtres, un couple de collectionneurs bon chic bon genre. Le paradoxe est qu’il y a quelque chose de rebutant et de sinistre dans cet univers interlope où le délabrement extérieur contraste avec le lisse aseptisé des espaces intérieurs. Amateurs d’art et travailleurs du cru semblent faire bon ménage. Parfois, un galeriste, silhouette mince, costume strict et chaussure de daim, converse, portable à l’oreille, sur le même trottoir où s’activent des manutentionnaires en débardeurs livrant des marchandises dans l’entrepôt voisin.

Il n’y a pas qu’à Soho où la mode a envahi l’espace dévolu à l’art contemporain. Ici le luxe et l’art ont noué un pacte amical. Des boutiques de mode, au décor intérieur encore plus savamment minimaliste qu’à Soho, s’interposent entre les galeries. Il y la boutique/galerie « Comme des Garçons », dont la façade couverte de graffitis ne laisse absolument pas deviner que derrière se cachent des modèles exposés dans un décor extravaguant. Il y a aussi la boutique « Balenciaga », dont l’agencement intérieur ressemble à une exposition au Whitney Museum.

Le chic culturel semble aujourd’hui rechercher les lieux en marge : à New York, l’art contemporain – et maintenant la haute couture – se pratiquent au milieu des grues et des ponts roulants. Manière d’éconduire les profanes, à mille lieues d’imaginer que le saint des saints des galeries et de la mode se cache dans des périmètres déglingués aux allures de no man’s land ? Les galeries de Chelsea adoptent le parti- pris d’être extérieurement anodines, discrètes, même si, à l’intérieur, marchands et collectionneurs négocient, entre descentes d’avions, des oeuvres qui tirent leur dignité des dollars qu’elles exigent pour être emportées. Snobisme bien connu du « trash », du lieu alternatif, de la friche industrielle, qu’on retrouve, par exemple à la foire de Bâle, où s’active, entre docks et usines aux verrières fracassées, une jet set cultivant la désinvolture blasée comme norme du chic social. L’art contemporain ressemble, toutes proportions gardées, au culte pratiqué par les premiers chrétiens dans la Rome antique, où les fidèles se regroupaient dans les catacombes, cherchant peut-être dans une activité cryptique un surcroît de ferveur et d’excitation. L’art contemporain est devenu un mode de vie, avec ses lieux, ses grands prêtres et ses cardinaux, mieux, un rite religieux, dont les dieux sont les oeuvres qui tirent leur transcendance de leur équivalent en dollars.

Si les galeries de Chelsea sont cette après-midi un peu désertées, c’est peut-être parce que les collectionneurs d’art se réservent pour les deux événements attendus de la saison, les ventes du soir des maisons Christie’s et Sotheby’s. Aux expositions qui précèdent ces ventes, il n’y a pas foule. En vérité, les amateurs préfèrent assister au grand spectacle des ventes aux enchères, accessible uniquement sur carton d’invitation. Est-ce la valse des dollars qui attire la foule, d’avantage que les oeuvres ellesmêmes, des oeuvres dont les canons esthétiques répondent à ceux des tailleurs Prada, des sacs Vuitton, des flacons Dior : des formes jolies, des couleurs vives, rigolotes, avec un zeste de provocation, un zeste de sexe ? La question se pose : même si certaines oeuvres n’ont pas abdiqué leur signification, voire leur pertinence au regard de l’histoire de l’art, n’est-ce pas leur seul « effet de surface », pour reprendre le mot même de Warhol, qui, en définitive, intéresse le public ? Un monochrome de Klein a cessé d’être un morceau d’infini, d’immatérialité pour devenir un carré de couleur vive, bleu, rose, doré, dont l’effet décoratif atteint son paroxysme dans les duplex de la Cinquième avenue. L’avantage d’un Francis Bacon, d’un Marc Rothko ou d’un Lucian Freud n’est- il pas de faire partie de la liste accréditée des artistes dont l’acquisition vaut parrainage dans le club des nouveaux venus au palmarès des grandes fortunes ?

Première vente en nocturne chez Christie’s, au centre de la ville, sur Rockefeller Plazza. Il y a maintenant foule. Ici, l’amateur d’art doit obéir à un cérémonial incontournable, celui de la présentation à l’entrée du carton d’invitation, un carton, numéroté, estampillé de la maison de vente, daté, un vrai sésame. D’ailleurs, les cartons n’ont pas tous la même valeur. Il y a les cartons de première classe, ceux qui permettent d’assister assis aux premiers rangs de la salle où se déroulent les enchères, il y les cartons de seconde classe, qui donnent accès seulement à une annexe avec retransmissions par vidéo, mais proche du bar et des buffets, enfin, il y a les cartons de troisième classe, qui donnent droit à une place debout, assez incommode, au fond de la salle principale. Ce rituel pourrait sembler anodin, mais force est de constater qu’il a valeur contraignante, dans la mesure où les parcours sont soigneusement balisés par des cordons en velours rouge, et si d’aventure quelqu’un songe à transgresser son affectation initiale, il se heurte à un service d’ordre composé de noirs costauds, chargés de remettre tout contrevenant dans le droit chemin. Hors de question qu’un simple détenteur de carton de troisième classe aille se mêler aux illustres détenteurs de cartons de première classe ! Avantage du système : on comprend facilement le degré d’importance de chacun, rien à voir avec les subtiles distinctions mondaines de la « Recherche du Temps Perdu » ? Nous sommes dans l’Amérique efficace, et donc il n’y a pas de temps à perdre en non dits et autres subtilités invisibles ! La vérité est que tout se passe fort calmement, non pas par instinct de discipline, mais parce que les détenteurs de cartons de troisième classe ne s’avoueront jamais que, même si la maison Christie’s leur accorde une certaine considération, puisqu’ils peuvent tout de même assister au grand cérémonial des enchères, ils sont tout de même, dans l’univers si merveilleux de l’art contemporain, des citoyens de troisième zone.

Ce soir, un vrai climat d’angoisse perturbe l’assistance. Car, oui, la question cruciale est dans tous les esprits. La chute des marchés financiers du mois de janvier, (une chute inquiétante, plus de dix pour cent en quelques jours, et plus de 15 % sur le début de l’année !) va-t-elle se répercuter sur les cours de l’art contemporain ? Les paris vont bon train. Les arguments s’échangent. Deux camps s’affrontent. Les pessimistes considèrent que la crise des marchés financiers appauvrit son monde, que l’effet psychologique d’une telle baisse est désastreux : la vente risque de tourner en une débâcle annonciatrice de jours sombres. Et puis, il y a le clan des optimistes, ceux pour qui l’art joue en période de crise le rôle de valeur refuge, et qui considèrent que les riches, même avec un portefeuille d’actions diminué de 15 %, (15 % tout de même !) sont encore suffisamment riches pour honorer l’art contemporain de leurs millions de dollars, euros, roubles, yens, francs suisses et autres livres sterling – d’ailleurs affichés sur un solennel panneau de conversion des monnaies, où défilent les chiffres convertis à la vitesse du prononcé des enchères, un panneau bien visible, fixé comme un vitrail de cathédrale au dessus de la tribune en acajou du conducteur de la vente.

Quel soulagement ! Le déroulement de la vente donne raison aux optimistes. Car les prix dépassent de loin les estimations les plus hautes. C’est surtout le couple Schwarz qui doit être heureux, pardon Monsieur et Madame Schwartz, dont la photo est reproduite en pleine page du volumineux catalogue de la vente, un couple vraiment chic : il y la belle Madame Schwartz en blonde souriante dans une tenue noire haute couture, et le beau Monsieur Schwartz debout derrière, plus discret, en costume sombre. Si Monsieur Schwartz a une mine un peu songeuse sur la photo, il n’a plus à craindre pour ses vieux jours, car ses quatre aspirateurs de la marque Hoover, placés sous plexiglas et illuminés par des néons - une oeuvre du génial Jeff Koons, (lot N° 16, « New Hoover Convertibles, New Shelton, Wet Dry 5- Gallon, Double Decker ») – ont été adjugés 11 millions de dollars. Bien sûr, il est dit dans l’abondant catalogue, qui consacre pas moins de huit pages couleur ainsi que sa couverture à l’oeuvre en question, avec illustrations appropriées (photo de l’artiste posant devant l’oeuvre, photo de l’Urinoir de Duchamp, photos des aspirateurs Hoover dans la presse de l’époque) que les aspirateurs Hoover sont, selon le dire même de l’artiste, la « métaphore mystique de la transcendance » (mystical metaphor of transcendance)…!

Le lendemain soir, les mêmes amateurs d’art contemporain se transportaient sur York Avenue dans les locaux de la maison Sotheby’s, un vaste et imposant immeuble de verre d’une dizaine d’étages, avec batteries d’escaliers roulants, où les mêmes oeuvres sont proposées aux enchères. Pardon, pas exactement les mêmes, mais disons, leurs soeurs jumelles. Tant il est vrai que la composition d’une vente nocturne chez Sotheby’s ou Christie’s obéit à une sorte de recette de cuisine dont il est interdit de varier les condiments. En gros : quelques oeuvres conceptuelles américaines pour mettre en appétit, un petit chouïa d’expressionnisme abstrait, un zeste d’Arte Povera, quelques monochromes, quelques toiles au chromatisme racoleur des années 1980, une bonne rasade de kitsch, un petit assaisonnement de photos réalistes, et comme plat de résistance, deux ou trois classiques du type Warhol, Bacon ou Rothko.

Ce soir, chez Sotheby’s, même scénario que la veille chez Christie’s : même attroupement et même filtrage à l’entrée, même rituel des cartons d’invitation, même ségrégation avec cordon de velours rouge pour séparer le bon grain de l’ivraie, même rituel des enchères, même panneau de conversion des monnaies au-dessus de la tribune, même public d’amateurs se congratulant, se reconnaissant, gloussant de satisfaction au prononcé des enchères, (un public moins glamour qu’on pourrait imaginer finalement : veuves siliconées traînant leur désillusion, marchands à mine patibulaire, gandins costumés, courtiers interlopes, galeriste en tenue d’hétaïre : le vrai chic est de ne pas assister à la vente, mais d’enchérir par téléphone, d’où la présence de part et d’autre de la tribune de rangées d’assistants et d’assistantes, le combiné à l’oreille,) enfin, même série de records, y compris pour notre héros national, Yves Klein, dont les oeuvres ont dépassé les 10 millions de dollars.

Le vendeur de l’oeuvre de Takashi Murakami, « My Lonesome Cowboy » datant de 1998, lot n° 9 de la vente, (catégorie kitsch enfantin à connotation sexuelle) est sans doute reparti satisfait, ayant vendu 13,5 millions de dollars une sculpture qui, il y a quelques années encore n’aurait pas trouvé preneur pour le dixième du prix. L’oeuvre ? Une jeune éphèbe doté d’un sexe en érection, se masturbant et éjaculant une magnifique gerbe de sperme. Force est de reconnaître que le sexe est absolument magnifique. Une forme vraiment vigoureuse, incurvée à souhait, une taille…!, qui laisse jaloux le mieux membré de la gent masculine, une érection époustouflante, une éjaculation absolument prodigieuse, qui projette un grand lasso blanc de spermes virils. Ajoutons que le garçon n’est pas vilain, des allures d’éphèbe de bandes dessinées, doté d’yeux de chat et d’une chevelure en rayons de soleil, un garçon imberbe, à la peau laiteuse, rose, bref, il s’agit d’un manga, un personnage de bande dessinée japonaise, terriblement kitsch, une sculpture tirée à cinq exemplaires, en fibre de glace, peinte à l’acrylique.

Sur le catalogue, l’oeuvre est reproduite en pleine page, recouverte elle-même d’une double page repliable, où figure la fameuse estampe « la Grande Vague de Kanagawa » (1830), le chef d’oeuvre d’Hokusaï, artiste japonais, auteur d’estampes qui ont inspiré Van Gogh et Gauguin. Le procédé est astucieux : voilà qu’une légitimité historique est conférée au gamin éjaculateur, une supercherie visuelle qui donne à la trivialité du personnage un aspect divin, religieux, sacré. Il est dit aussi dans le catalogue que notre éjaculateur exhibitionniste s’inscrit dans la légende des super héros, et que le sexe en érection remplace de façon subliminale le colt de l’Elvis de Warhol. Il est également suggéré que c’est bien du sperme éjaculé qui est évoqué dans la poétique écume de la vague de Hokusaï. Takasha Murakami a aussi obtenu le label de «Warhol japonais » et s’inscrit dans la tradition d’un Pop Art réconciliant subculture et art des maîtres anciens, racines nationales et imagerie cosmopolite. Bref, l’acheteur est maintenant intellectuellement outillé pour comprendre les charmes de cette éjaculation de 13,5 millions de dollars.

Que ce soit dans la rue, en vente publique ou au cinéma, le sexe est une denrée qui se vend bien à New York. Dans les restaurants des palaces qui jouxtent les salles de ventes, où se retrouvent nombre d’enchérisseurs, et où il est de bon ton d’être vus, des putes abordent ouvertement et sans pudeur les chalands. Certaines roulent en Porsche et proposent un « massage ». D’autres viennent directement enlacer leur proie dans les bars de boîtes de nuit. New York : une ville qui n’est pas l’Amérique, mais une remake de la Babylone antique, de la Rome impériale, ou du Paris des années folles. I Love New York, comme on dit. Bien à toi, mon cher Jean- Luc.

Thierry Laurent
mis en ligne le 06/09/2008
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