Dossier Christian Babou

Les cadastres, les aires, les édifices et les tensions
par Gilbert Lascault


Aujourd’hui, en 2003 et 2004, la penture de Christian Babou adopte des cadastres, des plans parcellaires, les territoires définis par des fragments de cartes de géographie. Elle représente à échelle réduite une surface de la région. Elle suggère le bourg, les carrés qui indiquent des maisons, les courbes de niveau, la figuration du relief, l’évocation d’une rivière sinueuse, des lignes qui seraient des routes, des chemins. Une ligne interrompue, brusquement arrêtée, est un chemin qui ne mène nulle part, ou plutôt qui mène à une ferme ou à un pré, à une pâture. Une ligne coupée est une impasse ou une attente. Ces tableaux de Babou sont des cartes muettes sur lesquelles ne figure aucun nom de lieu. Babou évite les lettres et les chiffres. Ses cartes sont muettes, de même que Babou est un taciturne, un taiseux, réservé.

Les tableaux-cadastres de Babou s’intitulent : La Parade-Granges, Villeneuve, Puymirol, Revel, Jegun, Domme, Montségur,
fascinent chez Proust et dans la peinture de Babou. Vous rêvez à des bastides, à des architectures, à des ruines, à une histoire vague du catharisme, à des guerres de religion passées. Ces tableaux-cadastres se situent à mi-chemin de l’abstrait et de la représentation. Ils seraient à la fois des compositions et des territoires suggérés.

Alors, Babou choisit, en 2003 et 2004, des vues plongeantes, dirigées vers le bas. Une carte de géographie s’oppose à tout horizon. Babou serait un cartographe ; il regarderait un terrain à la manière de Dieu. La carte de géographie oublierait toute perspective et elle ne s’intéresse pas aux ombres. Elle préfère une lumière permanente et sourde. Très souvent, la structure du bourg devient le centre du tableau, le noyau de l’espace, le cœur, le nœud, le croisement des voies, le carrefour heureux, le mitan. Domme évoque vaguement le triangle du pubis d’une femme. Le village Montségur serait un phallus érigé. Une partie de Villeneuve a la forme du sein d’une femme et Babou naît à Villeneuve-sur-Lot en 1946.
La peinture de Babou est toujours liée à un érotisme réservé, retenu, presque pudique et déguisé, voilé. De diverses manières (dans des paysages urbains, dans des ogives, dans des dômes, dans des cadastres…), la femme garde son secret ; elle est tantôt perdue, tantôt retrouvée, tantôt ignorée, tantôt affirmée. Chez Babou, peindre, ce serait caresser l’espace. Parfois, Babou dessine une Carte du Tendre par une géographie des désirs amoureux.

L’ensemble des recherches picturales de Babou construit les couleurs et les émotions. Loin de toute emphase, loin de tout lyrisme, loin de tout pathos, loin de tout excès, Babou cherche une logique des sensations colorées, celle des qualités et des vibrations contrôlées.
La peinture de Babou ne raconte jamais. Elle refuse toute fable. Elle déteste l’anecdotique, les détails inutiles. Elle se méfie aussi du décoratif. Elle invente des harmonies sourdes, des rythmes subtils, les affinités des formes, des teintes accordées. L’architecture et les textes d’Alberti (XVe siècle) sont des soutiens de l’effort créateur de Babou.
Babou appartient à une famille d’artisans. Son grand-père et son père étaient couvreurs. Avec exactitude, avec rigueur, avec une fidélité du métier, avec un souci du fini et du précis, il construit et « monte » ses tableaux. « Une toile (dit-il) se bâtit comme un édifice stable ».

Lorsque Babou figure, à partir de 1987, ses Bastides, il fait surgir de minuscules mirages et des zones d’éblouissement au cœur des bourgs français. Il vous désoriente. Il abolit vos repères. Les jeux de la lumière et de l’ombre teintée déconstruisent les formes ; ils métamorphosent les surfaces et les volumes représentés. Sur les pleins et les vides de la bastide, l’unité de la lumière se brise, se fragmente, se déplace, s’éparpille. La lumière change selon les lieux où elle intervient. Les bastides sont des villes de fondation planifiée, résultant d’une décision volontaire, construites dans le Sud-Ouest de la France aux XIIIe et XIVe siècles. Avec austérité, les fondateurs ont prévu des espaces de fraîcheur et de calme et des zones de mobilité. La bastide met son ordre aux activités civiles, au commerce, aux rencontres, aux amours, aux marchés, aux fêtes, au repos, à la sieste. La bastide est une sorte de monastère profane. Au cœur de la bastide, la place publique est le vide autour duquel les maisons se construisent ; et le vide permet l’usage et l’action… Vues de l’extérieur, les arcades semblent donner accès à des cavernes, à des bouches d’ombre et elles suggèrent la présence d’une féminité obscure. Derrière les arcades, des chambres sombres se devinent où les complots étranges du visible et de l’invisible, de l’apparition et de la disparition, du désir et de son effacement se trament… Parfois, la place est une scène déserte, un théâtre encore endormi et des acteurs se préparent peut-être dans les coulisses. Dans la bastide, l’harmonie cachée est plus parfaite que l’harmonie montrée. Et, dans ses bastides, Babou ne figure nul personnage, nul fantôme.

Les Bastides de Babou sont peut-être proches des villes invisibles que décrit l’écrivain Italo Calvino (Le Città invisibili, 1972) : des cités imaginées par la mémoire égarée. Sous le soleil, les démons de midi hantent parfois la cité. La peinture de Babou est cousine de celle de Paul Klee qui intitule certaines œuvres : Mouvement des voûtes, Édifices profanes ayant des rapports avec enhaut, Mouvement des halles gothiques, Architecture structurale et transparente…
Dans une bastide de Babou, la lumière est souvent oblique, en diagonale, dans des clairières, dans des brèches. Ou bien, avec une ironie nostalgique, avec une mélancolie amusée, vous rêvez aux colonnes que Giorgio De Chirico représente, à des cheminées d’usine, à des places désertées.

Depuis 1997, les Turquoises de Babou mettent en évidence les dômes des églises byzantines, d’Istanbul et les minarets perpendiculaires dans l’intensité aveuglante des couleurs extrêmes et inattendues, incandescentes. Les dômes sont des seins lourds, féconds, qui séduisent, réguliers, en un éros bâti. Le minaret est une barre sacrée, dressée lorsque vous entendez la voix du muezzin. Ou bien, en 1983, Babou donne à voir des lieux de jeux et de sports (golf, squash, water polo, football, tennis, course, boxe…) : des terrains neutres et indifférents, des zones froides et destinées aux passions et aux mouvements ludiques. Les boules et les balles sont les points et les protagonistes de la scène du théâtre sportif. Les cordes du ring, les filets du tennis, les grilles et les grillages qui protègent le terrain, les lignes et les chiffres des couloirs de la course obéissent à une géométrie impassible : losanges, carrés (parfois déplacés et souples), horizontales, verticales, obliques. Les champs du sport, inhabités et vides, abstraits, précèdent les combats à venir, les défaites et les victoires, les efforts, les forces, les tensions… Ou encore, en 1995-1996, Babou évoque une corrida, les cornes des taureaux et, étrangement, les chaussures à talons aiguilles des belles. A cinq heures du soir, terrible, vous rencontrez parfois la mort, parfois la violence de l’amour et, toujours, la peinture intense.

Gilbert Lascault
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