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John Batho Esantys ir nesantys : présents et absents
John Batho Esantys ir nesantys : présents et absents - photographie
EXPOSITION JOHN BATHO
MUSEE DES BEAUX-ARTS DENYS PUECH RODEZ
25 octobre 2000 – 28 janvier 2001
par CLAIRE NEDELLEC
John Batho Esantys ir nesantys : présents et absents - photographie
© photographies John Batho
John Batho est né en 1939. Il commence à photographier en 1961. A partir de 1963 il entreprend de nombreuses recherches dont les résultats feront apparaître une vision personnelle et critique de la couleur en photographie . De nombreuses expositions et publications assureront une diffusion internationale de son travail . Parallèlement à ces activités, John Batho a toujours eu la volonté de partager et de transmettre son expérience photographique : de 1983 à 1990 il est chargé de cours à l’Université de Paris VIII et depuis 1992 il enseigne à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Dijon .

L’exposition qui lui est consacrée au musée Denys Puech de Rodez jusqu’au 28 janvier est une co-production entre l’AFAA ( Association Française d’Action Artistique ) et le musée
Nicéphore Niepce de Chalon- sur- Saône .

Elle a pour point de départ une commande réalisée pour le Centre d’art contemporain de Vilnius, capitale de la Lituanie . C’est de là qu’est né le titre de l’exposition : Esantys ir Nesantys ( Présents et absents ) .

Le texte qui suit est la préface du catalogue édité à l’occasion de ces expositions .

C.N



Je tiens à remercier personnellement John Batho pour sa disponibilité et pour toute la documentation iconographique qu’il a confiée à visuelimage.com, facilitant ainsi une approche visuelle fluide et attachante de ses recherches .



JOHN BATHO : une poétique de l'absence


"... il suffirait de se distraire de l'opacité chatoyante de la vie. Un bref instant suffirait, à tout instant. Se distraire de soi-même, de l'existence qui vous habite, vous investit obstinémént, obtusément aussi : obscur désir de continuer à exister, de persévérer dans cette obstination, qu'elle qu'en soit la raison, la déraison ..." Jorge Semprun (1)



Page à page, j'entr'ouvre l'album.
Avant de devenir ce livre dont je vais tourner précautionneusement les pages, avant même d'être accrochées aux cimaises du musée, les images de John Batho ont d'abord été des rencontres réitérées.

Organisée par le Centre d'art contemporain de Vilnius, l'exposition titrée en lituanien Esantys ir nesantys ( Présents et absents ) était une gageure : comment un artiste peut-il répondre à la proposition d'une commande institutionnelle et s'inscrire par son engagement artistique dans le contexte si particulier d'un pays dont l'histoire fut parfois d'une brutalité inouïe?
John Batho, dont nous connaissions les travaux antérieurs, photographies luminescentes de couleurs, à l'iconographie soigneusement choisie et souvent évocatrice de plaisirs sensuels
( Les manèges 1978-1982, Les parasols 1977-1989, Ploumanac'h 1989, Surfaces sensibles 1994-1996... ), n'était-il pas contraint, l'espace d'une année, de délaisser ses préoccupations ou pire de "s'adapter" à cet horizon balte déja assez largement visité par la photographie moderne et contemporaine? ( Tregys, Trimakas, Paukstys...)

Il lui fallait donc aller à la rencontre...

A la rencontre d'une capitale d'un Etat indépendant depuis peu, qui fut lituanienne et soviétique pendant presque cinquante ans, d'une ville polono-juive, centre culturel paradoxalement essentiel pour ces deux communautés, qui a vu naître le sculpteur Lipchitz mais aussi Soutine et Kikoïne...
A la rencontre d'une architecture insolemment baroque où les ors des dômes orthodoxes et des clochers catholiques rivalisent d'une magnificence obsolète...
Surtout à la rencontre d'une population longtemps privée de sa souveraineté voire de son identité ...
Comment se laisser saisir par "l'épaisseur" et la ténuité d'un territoire dont la connaissance partielle exige prudence et distanciation? Peut-il seulement être envisageable de "rendre compte" de ce que l'on voit ? La photographie - qui n'a de cesse de relever des indices et d'en déposer les traces parfois à l'insu de celui qui croit les provoquer - n'est-elle pas alors un alibi pernicieux ?

Pour l'avoir souvent évoquée avec lui (2), et au regard de ce que j'ai pu découvrir à Vilnius, je mesure à quel point la réflexion de John Batho s'est ancrée simultanément dans un témoignage "retenu" ( ni commémoration, ni ritualisation ) et dans cet acte risqué qu'est celui de photographier l'autre ...

Dans ce maillage complexe, John Batho décide de faire poser les visiteurs du Centre d'art contemporain de Vilnius. L'architecture médiocre du bâtiment (reliquat du régime soviétique) ne peut éluder son emplacement lourdement chargé : celui de l'ancien ghetto juif (3).
Et parce que depuis de nombreuses années, Batho questionne la représentation et les moyens de cette représentation dans le champ photographique, il choisit de mettre en demeure un réel qui n'a de cesse d'apparaître et de disparaître.
D'abord, par le titre du travail, Esantys ir nesantys ( Présents et absents ), premier intermédiaire entre un lieu et ses occupants d'aujourd'hui et d'hier. Puis par le dispositif utilisé: camera obscura dont l'un des côtés est un verre de grand format embué. Ainsi, les personnes photographiées derrière ce prisme, semblent peu à peu se diluer au contact de l'écran-miroir.
A l'image d'une écriture légèrement tremblée mais pourtant identifiable, l'espace photographié devient le lieu de l'effacement, du silence, du trouble, d'une certaine "déception" de la perception.
Paradoxalement le propos s'affirme : l'effacement n'est pas l'évanescence, le silence n'est pas mutisme et le trouble induit le doute : " mais c'est parce que la photographie est le médium du doute qu'en aucun autre champ, la lutte pour la reconnaissance n'est si opiniâtre..." (4)
Oui, c'est bien cette opiniâtreté discrète qui génère le travail, du repérage à la prise de vues en passant par la réalisation des 23 tirages ( selon un procédé numérique ), portraits en pied qui composent l'exposition.

En m'approchant plus près de chaque image qui ne relève ni de l'effigie, ni du spectre, je constate combien la technique étaye le projet : les pulvérisations de jets d'encre sur les grands papiers circonscrivent et laissent émerger la présence des silhouettes. Granulation de la matière et vibration du noir et blanc que viennent strier parfois quelques dégoulinures de pluie. Personnages sans ombres mais délicatement cernés, comme si la photographie, à cet instant là, se rapprochait d'un dessin à la mine de plomb.

Les marges de blanc visibles en haut et en bas de chaque photographie, deviennent marges du livre, de ce livre que je tiens entre les mains..."marge qui joue le même rôle qu'un mur circulaire qui renverrait et répercuterait à mesure de notre parcours tout le contenu de l'ouvrage réanimé par l'écho indéfiniment prolongé de chaque ligne à mesure qu'elle est lue..." (5)

Boucle de mémoire, poétique de l'absence, sobre mais jamais austère, mise en pages et en images par John Batho afin d'irriguer notre conscience de l'espace et du temps.
" ... Qui veut se souvenir doit se confier à l'oubli, à ce risque qu'est l'oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir." (6)
Claire Nédellec
(1) Jorge Semprun L'écriture ou la vie Ed. Gallimard - folio- 1994
(2) John Batho enseigne depuis 1992 à l'Ecole Nationale des Beaux-Arts de Dijon
(3) Dans la forêt de Paneriai ( Ponar en yiddish ), à dix kilomètres au sud-ouest de Vilnius, un mémorial rend hommage aux 100 000 civils juifs tués par les nazis et leurs collaborateurs locaux entre 1941 et 1944. Durant plus de cinquante ans, il n'était question que des "citoyens soviétiques" morts pour la patrie. Ce n'est que depuis quelques années que la vérité sur l'identité des victimes est reconnue.
(4) Dominique Baqué La photographie plasticienne : un art paradoxal Ed. Seuil 1998
(5) Julien Gracq Lettrines 2 Ed. José Corti 1974
(6) Maurice Blanchot L'attente, l'oubli Ed. Gallimard 1962
mis en ligne le 22/11/2000
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