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Chroniques des lettres
Chronique de l’an V (2)
Chroniques des lettres : Chronique de l’an V (2) par Gérard-Georges Lemaire
par Gérard-Georges Lemaire
EN FRANÇAIS DANS LE TEXTE

Il n’est jamais trop tard pour bien faire : on avait presque abandonné l’espoir de voir une édition complète des œuvres littéraires de Denis Diderot dans la Bibliothèque de la Pléiade. On ne sait pourquoi, mais certains auteurs y sont maudits. Alors que le nombre des volumes de Voltaire s’accumulait, Diderot n’avait droit qu’à une médiocre anthologie dans la prestigieuse collection de la NRF. Et pourtant, s’il n’est pas le plus grand romancier du XVIII ème siècle (là, de toute façon, les Anglais nous surclassent), il n’en est pas moins l’un des plus percutants. Quand il écrit La Religieuse et Les Bijoux indiscrets, il jette un pavé dans la mare du conformisme (on le vit bien ainsi à l’époque) et quand il compose ensuite Le Neveu de Rameau (aimé de Goethe qui en favorise la parution en Allemagne alors que le texte est encore inédit en France en 1805) et Jacques le fataliste (qui paraît de manière confidentielle en 1771), il invente un nouveau genre romanesque – même s’il se place dans une tradition bien établie du maître et du valet et s’il ne rompt pas avec l’esprit de son temps - et donc de penser le monde. Et cette pensée s’exprime de manière véloce pour mettre en scène les conflits idéologiques de son temps. Le magnifique Album Diderot qui accompagne cette publication nous rappelle la vie mouvementée qui fut la sienne et aussi l’amplitude de ses activités. L’aspect le plus passionnant est bien sûr ses relations avec Catherine II et son voyage jusqu’à Saint-Pétersbourg en 1773, qui se termine par une rupture avec la souveraine (mais celle-ci l’aidera néanmoins lorsqu’il se trouvera en difficulté à Paris). Mais la chose la plus mystérieuse est l’achat de la bibliothèque du philosophe après son décès. Ce n’est que dans les réserves de la Bibliothèque nationale de l’ancienne capitale des tsars que j’ai eu la réponse : il n’est pas un ouvrage qui ne soit annoté de sa main. Ainsi a-t-il commenté inlassablement les anciens et les modernes, constituant une inestimable encyclopédie personnelle…
Contes et romans, Denis Diderot, sous la direction de Michel Delon, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.
Album Diderot, Michel Delon, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.


Jean-François Félix Husson, qui a pris pour pseudonyme Champfleury, est passé à l’histoire comme l’un des champion du réalisme. Ami de Gustave Courbet, il a été de tous les combats pour défendre la cause d’un art révolutionnaire. Mais il est aussi l’auteur d’une œuvre littéraire qui paraît bien mince quand on songe aux géants de son époque. Marginale sans doute, elle n’en est pas moins séduisante, comme le prouve cette petite nouvelle L’Homme aux figures de cire. Il nous fait découvrir le monde des foires à l’époque de la Révolution de 1848 et nous entraîne, aux côté de l’auteur de l’Enterrement à Ornans, dans le monde malsain et mystérieux d’un bizarre amant d’une trop belle grisette en cire qui connaît une fin malheureuse.
L’Homme aux figures de cire, Champfleury, Le Promeneur.


Une date de publication : 1942. Un personnage : Thomas (mais pas comparable à celui de Cocteau). Une histoire construite comme un labyrinthe - quelque chose entre sainte Thérèse d’Avila et Alain Robbe Grillet (qu’il semble annoncer d’une certaine façon, mais sans la fantaisie et l’esprit ludique). Et une intrigue complètement désincarnée. Quand on relit cette fiction, on ne peut s’empêcher de penser à voix haute que Maurice Blanchot a voulu réécrire Le Procès de Kafka à sa manière, purement abstraite, purement méthodique et froide. Refaire l’expérience d’Aminadab est éprouvante, gênante, pénible. Est-ce le caractère un peu laborieux et descriptif de l’écriture qui rend les choses si difficiles ?
Aminadab, Maurice Blanchot, " L’Imaginaire ", Gallimard.


Christian Dotremont a laissé un nom pour sa poésie et surtout pour ses logogrammes, ces pictogrammes qui abolissent les mots. Son œuvre en prose a été quelque peu oubliée : il faut donc être reconnaissant à Gallimard d’avoir réédité La Pierre et l’oreiller. Ce roman publié en 1955 et épuisé depuis longtemps raconte l’histoire d’un homme qui, dans l’immédiate après guerre, a deux problèmes sérieux : son amour pour une jeune Danoise et la tuberculose dont il est affecté. Il veut la conquérir malgré sa tiédeur en jouant sur la corde sensible de la politique : le communisme pouvait alors ouvrir les chemins du cœur ! Au gré d’une déambulation aléatoire entre Paris et Copenhague, l’auteur dépeint avec un humour mordant cet épisode amoureux et met à mal toutes les idées reçues, même celles qui pouvaient fâcher alors. Et je dois confesser que j’ai pris un malin plaisir à le suivre alors qu’il décrit avec une dose de méchanceté criante les us et coutumes des Danois.
La Pierre et l’oreiller, Christian Dotremont, " L’Imaginaire ", Gallimard.


Antonin Artaud occupe une place quasiment totémique dans notre littérature. Mais le lit-on vraiment ? Et que retire-t-on de son héritage ? La publication de ses œuvres presque complètes dans la collection " Quarto " nous offre une excellente raison de nous replonger dans la poésie et la prose de cet homme qui est passé à la postérité comme une icône, un peu comme Rimbaud. Car il faut déplorer qu’on ait porté sur lui un regard de nature psychiatrique. Son internement à Rodez et les nombreuses lettres qu’il a écrites depuis l’hôpital des fous ont profondément altéré la relation qu’on a pu établir a posteriori avec lui. L’édition fastueuse des 50 dessins pour assassiner la magie contribue à alimenter cette malheureuse légende. Ces dessins ne présentent guère d’intérêt et tout ce qu’on a pu montrer dans ce domaine, exception faite de quelques autoportraits saisissants laisse perplexe. Artaud a beau se défendre dans le texte de présentation à ces malheureux croquis : " Il ne s’agit pas ici de/dessins/au propre sens du terme, […] ils ne sont pas une tentative/pour renouveler/l’art/auquel je n’ai jamais cru…" rien à faire : on a jugé bon de produire des fac-similés comme pour de délicieuses sanguines dignes de la collection des frères Goncourt… Qu’on se replonge plutôt dans ses écrits sur le théâtre – Le Théâtre et son double est encore un brûlot dangereux où il prend pour exemple le théâtre balinais pour revendiquer une dramaturgie où les acteurs seraient des hiéroglyphes se déplaçant dans la pleine matière de la réalité avec " cette physique du geste absolu ". Qu’on se replonge dans ses écrits sur le cinéma, sa défense du muet ou son apologie des Marx Brothers… Et qu’on se pénètre de ce splendide poème de la fin (il a été écrit en 1947), je veux parler de Van Gogh le suicidé de la société, où il s’assimile au peintre d’Arles et d’Auvers : " L’œil de Van Gogh est d’un grand génie, mais à la façon dont je le vois me disséquer moi-même du fond de la toile où il a surgi, ce n’est plus le génie d’un peintre que je sens en ce moment vivre en lui, mais celui d’un certain philosophe par moi jamais rencontré dans la vie. " Ce seul texte assurerait la postérité d’Artaud. Ayez-le donc toujours sous la main.
Œuvres, Antonin Artaud, édition établie par Evelyne Grossman, " Quarto ", Gallimard.
50 dessins pour assassiner la magie, Antonin Artaud, édition établie par Evelyne Grossman.


Pour le cent cinquantième anniversaire de la naissance d’Arthur Rimbaud, Jean-Jacques Lefrère a réalisé un album iconographique retraçant non seulement l’existence du poète, mais aussi l’histoire de ses textes et de leur réception. C’est d’ailleurs là la partie la plus intéressante de cet ouvrage car on se rend compte de l’incroyable vitalité de l’univers des revues à cette époque, des revues qui faisaient appel à des auteurs tels que Verlaine, qui publient les poèmes de Rimbaud ou les commentent. En somme, c’est une histoire de l’écrivain qui se raconte ici à travers la presse de la fin du XIX ème siècle et c’est littéralement passionnant car on se rend compte que c’est lorsqu’il abandonne la littérature et part en Afrique pour tenter fortune que la légende de Rimbaud s’élabore. On consultera donc cet album avec délectation, même si l’on n’est pas un rimbaldien acharné.
Rimbaud le disparu, Jean-Jacques Lefrère, Buchet/Chastel.


Lina Lachgar raconte dans un petit livre très précieux les derniers jours de Max Jacob. Converti au catholicisme, il n’en restait pas moins juif. Il est arrêté par les Allemands à Saint-Benoît le 24 février 1944 et est conduit dans une prison à Orléans. Le 26, il écrit pour alerter un ami qu’il va être transféré au camp de Drancy. Des hommes influents à l’époque vont se mobiliser pour l’en faire sortir : Pablo Picasso (à qui l’on va expliquer qu’il vaut mieux qu’il ne s’en mêle pas), Sacha Guitry et Jean Cocteau. Ils vont obtenir la libération du poète – mais trop tard : quand les papiers arrivent à Drancy l’auteur du Cornet à dès avait déjà rendu son âme à Dieu. Cette étude accompagnée de photographies et de documents originaux est indispensable pour qui veut connaître mieux cet écrivain, mais aussi pour comprendre le climat régnant en France dans les milieux culturels peu avant le débarquement.
Arrestation et mort de Max Jacob, Lina Lachgar, Editions de la Différence.

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1) Jean Genet : Le Balcon, Editions La Pléiade, 2002. P 270.
mis en ligne le 10/05/2005
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