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Débat
Portrait de l’artiste en assassin
Débat : Portrait de l’artiste en assassin par Jean-Paul Gavard-Perret
par Jean-Paul Gavard-Perret
On connaît bien cela en littérature : de la Princesse de Clèves au Rouge et le Noir, de L’Étranger à L’Inceste, sans parler des livres sur les guerres et bien sûr la littérature policière, l’écriture se nourrit avec cynisme, scandale, pur plaisir ou profit du crime. Elle se repaît depuis ses origines le plus souvent de l’horreur qui inspire le dégoût, parfois pour l’entretenir parfois pour l’utiliser comme un repoussoir ou encore comme un élément majeur du tragique. Même les romans ou pièces de théâtre comiques jouent sur l’assassinat toujours possible et qui est simplement dévié de son but final par un deus ex machina qui intervient afin de " sauver les meubles " c’est-à-dire les victimes potentielles.

Il existe donc le plus souvent ce qu’on pourrait appeler une " esthétisation" du crime illégal ou légalisé (par les appareils d’État) pour, le plus souvent, le pousser en ses plus extrêmes conséquences faisant de ce spectacle soit son fond de commerce soit son prétexte majeur afin de percer par l’horreur qu’il suscite les rouages les plus exacerbés de la machine humaine. Les Petiot, les Landru par exemple sont devenus des héros. Il n’y a donc presque jamais contradiction entre crime et esthétique mais connivence, parfois abusive mais parfois nécessaire. C’est donc généralement un ferment de l’art qui ne s’en prive pas en reprenant les grands crimes mythiques, historiques aussi religieux. A ce titre la crucifixion du Christ reste sans doute l’assassinat politique le plus représenté dans l’histoire de l’art occidental. Ainsi, tandis que la société repose sur le tabou du meurtre et les interdits fondamentaux qui assurent à l’édifice social sa stabilité, l’art et la littérature en font leurs choux gras dans un système qui n’est pas seulement cathartique. Depuis toujours le crime fascine dans sa dimension " esthétique ".
Il est vrai que parler de crime c’est parler d’un ensemble complexe. Et s’il fait l’objet d’une condamnation quasi universelle en tant que principe, il connaît des variations d’amplitude et d’horreur dans son évaluation d’une société à une autre, d’un temps à un autre. Sade déjà exposait dans " La philosophie dans le boudoir " la relativité culturelle du crime en poussant le bouchon très loin : " Aucune action quelque singulière que vous puissiez la supposer est vraiment criminelle ou vertueuse. Tout est raison du climat, des moeurs, ce qui est crime ici est souvent vertu quelques cents lieues plus bas, les vertus d’un autre hémisphère pourraient bien être des crimes pour nous ". " Erreur au delà, vérité en deçà " écrivait déjà Montaigne qui annonçait ce que Sade reprend à Montesquieu, une sorte de "théorie des climats " qui relativise le crime et fait que l’auteur de Justine et Juliette (plus que la première, Elle, saura manipuler les criminels) pourra affirmer "La loi est le crime " - ce que Foucault illustrera parfaitement dans son " Histoire de la folie ".

On voudrait bien sûr estimer que l’interprétation culturelle du crime pourrait faire penser que les plus horribles d’entre eux (meurtres d’enfants ou génocides par exemple) feraient l’objet d’un interdit universel. L’histoire ou les histoires officielles nous prouvent hélas le contraire. Et il n’y a qu’à regarder notre propre code civil afin de constater la graduation relative qui étalonne la notion de meurtre et qui parfois le justifie partiellement (crime dit passionnel) ou totalement (en état de guerre en particulier où plus qu’ailleurs la fin semble justifier les moyens). Rien de plus " naturel " donc que le crime et sa représentation. Si paroxystique qu’il puisse paraître il est une évidence relative et il est patent - parce que les extrêmes fascinent - que l’art et la littérature s’en soient emparés afin de passer au scalpel ce qui le soustend. A ce titre la majorité des écrivains et des artistes sont des médecins légistes de leur société.
Mais depuis le début du XXe siècle et plus encore après la Shoah le crime a changé sinon de camp du moins d’approche. L’extermination de l’art est devenue chère à l’occident qui - la mort dans l’âme ou non - exprimerait ainsi pour certains une atrophie de la pensée symbolique à traduire la vie de l’esprit devenu obsolète aux vues des atrocités modernes. Cette destruction de l’art prouverait pour d’autres l’apparition d’une crise mimétique donnant à voir et à penser l’art comme " captivé par sa propre image dans laquelle se confondent les visages de la victime et du bourreau " (comme le développait déjà Jacques Soulillou dans " L’impunité de l’art " en 1995 - Éditions Le Seuil). Ce n’est donc plus l’artiste qui, selon une figure héritée du XIXe siècle serait le suicidé de la société, mais l’art lui-même que ses créateurs assassineraient. A l’artiste victime font place les artistes-bourreaux en un mouvement de retrait et de refus de la beauté et de l’esthétique au sein d’une société impuissante à susciter du futur et que, le premier Nietzsche souligna et stigmatisa dans le chapitre " Du pays de la civilisation " de son Zarathoustra où il écrivit : " Tout est digne d’être anéanti " art compris. Et tout semble se passer comme si artistes et écrivains ont suivi son mot d’ordre à la lettre. Car le crime ne sert plus de prétexte, d’" objet " de thématique, il devient le langage lui-même de l’art au sein de sa crise sacrificielle.

A la victimisation de l’artiste succède donc le meurtre de l’art par l’artiste qui trouve d’ailleurs dans le "marché " une relève, un écho, un point d’appui - ce qui n’est pas sans sous-entendre un certain nombre d’ambiguités. Le propos de tout un art est de se poser en son propre bourreau (cf. Le "Héautontimorouménos " de Baudelaire) au sein d’une société dont il serait non seulement le miroir mais le produit et la victime. Avant même Nietzsche et pour faire retour à l’art par la littérature, ce transfert fut déjà mis en scène dès 1842 dans le "Portrait ovale " de Poe. Dans ce texte, la vie passe intégralement de la réalité à l’art, du modèle à la toile en laissant celle-là pour morte. Elle devient donc victime malgré elle comme le peintre se transforme en assassin malgré lui. La nouvelle s’achève sur ce transfert accompli et "réussi ". Reste le coût de celui-ci au moment où Poe conclut: "En vérité c’est la Vie elle même! il (le peintre) se retourna brusquement pour regarder sa bien aimée - elle était morte ". Poe offre ainsi cette "ouverture " qui s’oppose à un autre texte sur la peinture de la même époque " Le chef d’oeuvre inconnu " de Balzac où le romancier propose le trajet inverse qui tend à la magnification et l’étendue infinie de la vie par l’art.

Mais exit Balzac au profit de Poe repris ensuite sous divers avatars par Oscar Wilde ou Henry James (entre autres), comme si la littérature anglo-américaine anticipait un mouvement de suicide qui allait prendre souvent racine dans ces pays - mais pas seulement il est vrai. Chez nous par exemple Boltanski a présenté sous divers aspects la victimisation de l’art à travers ses présentations. Dans " Détective " par exemple, figures d’assassins et de victimes sont mêlées dans des montages anonymes au sein desquels la différenciation n’est plus possible entre les uns et les autres, ou encore dans " Sans souci " sont rassemblées des photographies d’officiers nazis en permission dans leurs familles " innocentes " et ignorantes de leur crime. On peut bien sûr penser aussi aux Actionnistes Viennois et à Otto Muehl mais pour rester dans le domaine français, le happening "Action meurtre " de Michel Journiac reste des plus significatifs : l’artiste tira à bout portant sur son propre portrait en plâtre conçu pour l’occasion (Galerie Jacques Donguy, 1985). Il s’agit bien sûr d’un meurtre métaphorique (et la métaphore, elle, cicatrise) mais aussi dans le même esprit d’un suicide artistique, sorte de vérité de la criminilisation au cours de laquelle l’assassin devient son propre meurtrier. On pourrait multiplier les exemples mais celui de Journiac reste peut-être le plus emblématique dans la stratégie à la fois de faire fusionner l’art et la vie et de mettre un terme à l’activité artistique telle qu’elle avait été jusque là conçue et qu’on définira - pour faire simple - comme supplément d’âme et supplément de vie par l’intermédiaire d’une activité " critique " - l’art créant une scission entre lui et la vie.

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mis en ligne le 08/01/2007
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