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Anne Gorouben et le labyrinthe autobiographique
Anne Gorouben et le labyrinthe autobiographique par Gerard-Georges Lemaire
par Gerard-Georges Lemaire

1. La peinture a-t-elle partie liée avec l'autobiographie ? Bien sûr, même si cela ne semble pas un sujet déclare. Rembrandt van Ryin l'a magnifiquement démontre avec son incroyable galerie d'autoportraits, qu'il a commence au début de sa carrière et qui ne s'achève qu'avec sa mort : de tableau en tableau, il a traque les signes de l'usure du temps, insistant sur les traits qui se marquent, les orbites qui se creusent, la peau qui se relâche et le regard qui perd un peu de son éclat. Il n'est d'ailleurs pas si rare qu'un artiste qu'un artiste ait éprouve la nécessite de se figurer à différents moments de son existence, comme, par exemple, Max Beckmann et Oskar Kokoschka. Mais presque aucun n'en a fait l'objet exclusif de son œuvre.

Anne Gorouben, Jour de colère, 2005. Huile sur toile, 80 x 60 cm. coll. de l'artiste.Sous une forme souvent détournée, à quelques exceptions, près ou on la voit apparaître au même titre que ses autres modèles, Anne Gorouben a consacre une partie conséquente de son aventure picturale à remonter le cours du temps. Elle est partie de la rue d'Odessa à Odessa en Ukraine, de la rue de son enfance a la terre perdue de ses ancêtres. Mais elle ne reconstitue pas le voyage tragique de la Grande Catastrophe, cette seconde traversée du désert ou le Tres Haut n'a pas châtie son peuple, mais l'a laisser subir son châtiment. Elle ne raconte même pas son roman familial. Ou, tout du moins, elle le fait par des moyens si détournent et tellement maquillé que ce n'est qu'en inscrivant ses natures mortes dans le continuum de l'histoire de son œuvre qu'on peut avoir le soupçon de cette double lecture.

Quand elle voyage pour reconquérir ce passe et le sens de ce passe, elle ne cherche pas à retrouver les traces et les symboles de l'histoire, à retracer des généalogies abolies, à ramener a la surface du visible des figures de légendes ou d'humbles parents. Au fond des cafés obscurs et sans qualités de Montparnasse ou de Little Odessa a New York, elle brosse le portrait sombre et brumeux d'inconnus, d'êtres sans nom qui sont a la fois terriblement réels et, en même temps, aussi insaisissables que des ombres. C'est toujours dans l'optique de la banalité, de la quotidienneté sans éclat qu'elle a accompli et continue d'accomplir son dessein : la représentation d'un monde intermédiaire, d'une sorte de purgatoire ou les silhouettes tristes qui y appartiennent prennent sous son pinceau une vérité saisissante. Les paysages qui accompagnent cette singulière collection de portrait d'êtres anonymes n'ont en conséquence rien de pittoresque. Et pourtant, dans ses scènes de café comme dans ses carnets de voyages, elle inscrit une beauté paradoxale - de leur absence de qualité naît leur force et leur attrait. Sa peinture est un regard lucide qui se pose sur un monde refusé ou oublié et elle se postule dans une contradiction évidente entre sa finalité esthétique et sa justification morale. Ces deux intentions contraires n’ont jamais fait bon ménage et se sont nuit réciproquement. Dans cette quête intérieure, elles s’enrichissent réciproquement.



2. Anne Gorouben entretient un rapport intense et passionnel avec une poignée d’écrivains. Parmi eux Paul Celan tient une place particulière. Le poète de langue allemande originaire de Gallicie a écrit un poème déchirant intitulé Todesfuge. Elle en a donné une magnifique interprétation plastique dans un grand pastel sur carton où elle utilise aussi le fusain et la sanguine qui peut être perçu comme un triptyque. À droite, il y a des bâtiments sombres sous un ciel gris noir et jaune, au centre, des hommes et des femmes qui donnent l’impression d’être des réfugiés ou, en tout cas, des personnes désemparées, à droite, enfin, de grands et majestueux chiens noirs. L’atmosphère ténébreuse, saturée de mélancolie et de pensées qui blessent qui s’en dégage est sans nul doute le plus bel hommage qu’on puisse rendre à l’auteur. Elle ne s’est pas contenter d’en reconstituer les mécanismes complexes et d’en restituer l’esprit, mais elle y a imprimé la noire et fulgurante beauté.

Elle entretient aussi avec Franz Kafka une relation spéciale – intense. Elle a composé un tableau tout en longueur où elle place l’écrivain au centre avec une vedute de Prague derrière lui. De part et d’autre, elle a disposé les deux femmes qui ont compté dans sa vie, l’éternelle fiancée, Felice Bauer et son grand amour impossible, Milena Jesenskà. Elle a également créé une série de pastels sur papier qui mettent en scène les nombreux rêves que l’auteur de La Colonie pénitentiaire consignait dans ses cahiers ou racontait dans sa correspondance amoureuse ou amicale. Dans la combinaison insolite de ces images sorties tout droit de l’inconscient, de ces rêves si prégnant de la nuit et de ces rêves si fugitifs qu’il faisait le jour, les yeux ouverts, au bureau, elle place une partie des mots qu’il a employés pour les décrire. Ce qu’elle a très bien compris dans ces dessins d’une rare émotion, c’est que Kafka collectionnait tous ces rêves et en faisait une partie de sa recherche littéraire, car cette recherche, il la menait, si je puis dire, sur sa propre peau.
Gerard-Georges Lemaire
mis en ligne le 05/01/2006
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