Dossier Anne Gorouben

Le chat d’Odessa
par Emmanuel Pernoud


Il est une certaine posture mentale que les photographies parviennent difficilement à rendre et que les dessins d’Anne Gorouben font apparaître avec évidence : celle des hommes et des femmes au café. Peut-être parce que leur auteur a fait du café un lieu de travail, une sorte d’atelier hors les murs, et que – tout en dessinant, elle est aussi consommateur – ces dessins réussissent à saisir leurs modèles dans leur état d’esprit qui est celui de l’attente indéfinie.

Ils ont le temps, c’est-à-dire qu’ils se sont extraits du mouvement général. Ils n’appartiennent plus au monde, ils le regardent en vitrine. La photographie prend tout ce qu’elle voit, en bloc, mais eux, justement, ont suspendu leur participation au visible : c’est eux qui regardent. Anne Gorouben les regarde regarder. Ils ont la posture de leur esprit : celle, fixe, du guetteur que rien ne peut déranger, qui est payé pour ne pas bouger de sa place. Souvent, un chien est à leur côté, regardant dans la même direction, ne bougeant pas davantage. Quand on les voit ensemble, on trouve aux chiens un air humain, on croit que le mimétisme vient d’eux. Mais c’est le contraire : les chiens étaient là avant, ils avaient la fonction de garder ; ce sont les hommes qui les rejoignent et qui font comme eux. Ce sont les hommes qui deviennent vieux chiens-loups.

Dans les dessins d’Anne Gorouben, ces veilleurs devant leur table sont souvent gros. On pressent un lien entre le temps infini qui s’ouvre devant eux et cette épaisseur. Ils ont renoncé à agir, à s’engager. Est-ce parce que leur corps ne suivra pas, devenu trop lourd ? ou bien sont-ils devenus gros à force de ne pas bouger ? Ces gens sont postés. Dans certains polyptyques, les intérieurs de café alternent avec les coins de rue. Au coin des rues, les immeubles s’avancent. Ils sont comme des phares dans la mer, supervisant la circulation qui les environne et qui glisse contre leurs flancs de pierre. C’est au bas de tels immeubles d’angle que se trouvent souvent les cafés. Leurs vitrines « font le coin », s’ajustant à la proue des immeubles comme le pare-brise d’un véhicule. Il suffit de s’installer derrière de telles vitrines pour se sentir au plus près de la rue, tout en restant dans l’espace retranché d’un regard contemplatif. Pour tous les consommateurs assis, la vitrine fait office d’oeil unique, transparente et courbe comme la cornée. Elle inverse les rôles : c’est le dehors qu’on regarde à l’intérieur avec elle, c’est la marchandise qui bouge, et le client qui reste à attendre. C’est la rue qui est à offrir, mais la rue fuit et ne se donne pas, si bien qu’aucun achat ne pourra tromper cette attente, assouvir l’espérance de celui qui s’est porté au dehors pour rompre sa solitude : contrairement à celui qui ressort d’une boutique en possédant de quoi distraire un moment son ennui, le consommateur de café se trouve renvoyé à sa condition existentielle de guetteur en vain. Les cafés sont des commerces philosophiques, ils retournent les vitrines en miroirs.

Des gens s’y installent, y passent leur vie : ceux précisément dont les dessins d’Anne Gorouben tracent la silhouette en clair-obscur. Derrière la sécurité apparente de leur posture – calés dans leur siège, massifs, incognito : « piliers de bistrots » qu’une certaine littérature populiste transforme en accessoires inoffensifs et pittoresques -, ils choisissent de se retrouver face à euxmêmes et de troquer les illusions contre un état de vérité sans repos. Il n’y a pas de quiétude dans ces statues vivantes.

Les intérieurs de cafés sont engoncés dans une matière épaisse, huileuse. Il n’y fait pas seulement sombre : les brèves échappées de lumières sont embuées, le blanc est solide. Ce n’est pas le soleil qui passe par les fenêtres mais la couleur des nuages. Elle dépose des flaques sur le carrelage, il pleut dedans. Qu’un vent assèche enfin le sol, les murs et les vêtements et l’on pourra bouger, agir. En attendant on se réchauffe à sa propre chaleur.

On y voit peu, dans ces intérieurs de café. Ce qu’on distingue, il faut l’arracher de force à la buée. Mais de temps en temps une vue se donne sans effort, entre ces pensées sombres, la vision d’un angle d’immeuble avec arbre, d’une place ou d’un monument. Dans ces vues, tout devient parfaitement distinct, dessiné d’une main fiable sur une feuille blanche. Lampadaire, voiture, banc de square, tout est en place et se livre sans lutte, dans la rassurante clarté de ce papier blanc, où le dessin est bien posé, encadré de marges égales.

Ces lieux n’ont pas de noms précis, on ne les reconnaît pas mais leur seule précision nous convainc qu’ils existent. Ce sont des dessins nets et dépeuplés, exceptionnellement vidés de la pesanteur humaine et canine, tout à l’architecture. Les incidents poignants, les visages marquants, tout cela est prié de s’abstenir de paraître. On ne se raconte pas, on s’en tient à ce que chacun aurait pu voir de ses yeux. Immeubles, monuments, on pourrait les saisir. Ils sont petits dans la feuille, vus de loin. Ils ne sont pas plus gros que les Tours Eiffel qui servent de porte-clef : aussi inoffensifs et typiques, rien à craindre d’eux. Ce sont des souvenirs, à coup sûr, mais des bons, d’agréables surprises rapportées de l’époque où l’on pouvait flâner.

Chaque vue est différente, autant par le site qu’elle nous montre que par le point de vue qu’elle adopte : leur défilé retrace quelque séjour tranquille, résumé par ses étapes essentielles.

Odessa, qu’on imagine ouvert sur un ciel du midi, écrasé de soleil, tend ici vers le sol. Sur chaque feuille c’est une vision penchée vers l’avant, du côté sombre. On rencontre des couloirs qui ressemblent à des tunnels mais les rues aussi ont l’air enterré.
Le crayon produit de larges taches noires. Pour voir Odessa, l’oeil a commencé par faire tomber des rideaux de brume épaisse, à l’intérieur duquel il s’obligeait à creuser. Il a creusé pour voir des arbres, des maisons, les grues du port, les habitants.
Ces creux, gommés dans la mine de plomb, ne parviendront jamais qu’à des formes générales. Pourtant l’artiste était sur place, elle s’est rendue là-bas, elle a bel et bien vu tout ce qu’elle a dessiné. Ce qu’elle a vu, elle l’a perçu clairement, distinctement. Elle aurait pu en faire des lignes claires sur le papier blanc. Pourtant – c’est ainsi – le dessin, lui, ne peut rien saisir qu’en se frayant un passage. Certains passages pourtant simples – les arbres d’un parc – le dessin leur donne une tournure particulièrement malaisée. Les ramures mêlées forment une vaste et lourde chape sous laquelle les ouvertures sont rares : on peut les compter entre les maigres troncs. Ce bosquet, lointain dans la feuille, le dessin semble nous avertir qu’on ne pourra le traverser qu’en rampant.

Sur chaque feuille le dessin est absorbé dans la contemplation d’un seul coin, le reste demeurant dans la blancheur de l’ignorance. Dans ce coin, les choses se mettent à durcir. Le dessin les rend définitives, inaltérables. Au pourtour, dans les zones intermédiaires entre les parties ignorées et le centre de l’attention, un certain flottement règne encore, le vent peut encore faire bouger les branches. C’est le gris. Le gris fume. Mais le noir, lui, se creuse. C’est une matière dure, qui brille comme le charbon.

Dessiner en volume est autre chose. On relève les contours, la profondeur, le relief. On rend les choses par le dessin telles qu’on pourrait les toucher. On a le sentiment, ici, qu’elles n’ont rien offert spontanément de leur volume, de leur consistance. Elles donnaient peu d’ellesmêmes – peut-être même fuyaient-elles – et le dessin les aura obligées à devenir réelles. Le dessin les aura forcées à se souvenir qu’elles existaient.

Les individus surpris par le dessin n’échappent pas à ce durcissement. Un homme est solidement vissé par le tronc d’un arbre qui le traverse et rentre dans le sol comme une cheville dans un mur. Tout au fond d’un couloir se trouve une fenêtre. La lumière vient d’elle. Quand on l’aura rejointe, sans aucun doute on verra la mer. L’obscurité où l’on se trouve encore rend les formes incertaines. Mais la fenêtre, elle, est d’une netteté implacable. C’est la géométrie même, quand nous nous trouvons encore dans l’informe. Dans sa clarté s’érige une croix parfaite qui nous fait reculer.

Les feuilles de papier ont toutes la même taille mais c’est un seul homme qu’on voit dans un cas, tout un paysage dans l’autre, tantôt un coin de rue tantôt une ville entière. Les uns comme les autres sont des blocs. Pour être vaste, un vaste paysage n’est pas moins compact. De compacts fragments. Des extraits, prélevés dans la rue ou prélevés sur l’horizon, mais qui – tout fragmentaires, parcellaires – n’en sont pas moins indivisibles. Le dessin coagule un dormeur et son banc, une cheminée d’usine et tout le paysage qui lui sert de fond.
Une grande ville, avec des monuments magnifiques, impériaux, face auxquels les hommes paraissent minuscules, tragiquement disproportionnés. Dans cet habit flottant, ils en sont réduits à se regrouper pour faire masse : on les voit dans les parcs, serrés autour d’une table d’échecs, les uns jouant, les autres regardant – laissant de grands espaces inoccupés autour de leurs assemblées de fortune.
Gens qui s’accrochent à un banc, à une table de café ou qui s’agrippent entre eux pour éprouver autre chose que du vide autour d’eux. Seul un chat s’aventure dans les espaces vacants. Il s’apprête à franchir les traînées d’ombre et de lumière pour sortir, aller plus loin. Les architectures, les murailles, il ne les voit pas. Dans un mur, aussi grand soit-il, son oeil verra toujours l’orifice où passer.
Emmanuel Pernoud
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