Dossier Anne Gorouben

L’ut pictura poesis d’Anne Gorouben
par Gérard-Georges Lemaire


Comment ne pas discerner trois orientations majeures dans l’oeuvre d’Anne Gorouben ? Comme si trois artistes cohabitaient dans la même personne. Ces artistes ne sont qu’une vue de l’esprit. Mais leur représentation peut donner une idée assez juste de la complexité de sa personnalité et de l’étrangeté de sa démarche. D’autant plus que ces trois figures fantasques n’ont pas toujours des visées communes. Du moins selon un principe d’univocité qui satisfait la raison et qui rassure l’esprit. Non pas qu’elles cultivent l’ambiguïté par vocation, mais parce que sa peinture ne peut trouver sa vérité qu’en multipliant les perspectives et en imposant trois manières de l’envisager.

Le premier de ces artistes éprouve la nécessité de se frotter à la réalité la plus rude. L’âpreté de cette relation s’enracine dans un abîme de sentiments intenses, la compassion, sans doute une sorte d’élan de tendresse, mais pas de la pitié, mais aussi la conviction intime d’appartenir à cette confrérie des déshérités. Dans les cafés, elle brosse le portrait d’inconnus qui semblent autant d’âmes au destin brisé ou improbable. Ces êtres improbables qui ont perdu leurs illusions et peut-être jusqu’à leur identité, ces êtres gyrovagues qui se sont échoués dans l’ombre de ce dernier refuge, un peu comme si cette ombre protectrice devait les absorber et les annihiler. Comme Géricault qui est allé visiter les aliénés pour rendre sur la toile toute la détresse de leurs manies, Anne Gorouben, est allé dessiner à Saint-Anne ou dans les couloirs du Samu Social. Elle en a rapporté les expressions de la souffrance, du désespoir, de la déréliction, du renoncement. Elle voit cette humanité – là comme la manifestation d’un enfer sur terre avec ces malheureux damnés dont le corps n’est plus que la traduction angoissante du mal qui les dévore, ou de la misère qui les a avilis, ou encore des maux mélancoliques dont ils ont été possédés. Autant dans ses dessins que dans ses tableaux, c’est une atmosphère qui donne la mesure de la maladie, de la déchéance, de la solitude et de l’effroi intérieur. En sorte que son « réalisme » n’a pas besoin des signes extérieurs de la réalité. Elle s’est détournée de ce que le rendu réaliste peut avoir de dramatique et de moralisateur. Elle observe ce monde si proche, si lointain, si banal et pourtant dont la vue blesse et elle l’a transposé dans un autre monde, le sien, sans rien sublimer et sans rien occulter. Mais en lui attribuant une beauté grave.

Le second artiste qui sommeille en elle est un voyageur impénitent. Il est parti à la reconquête de son passé. Ce ne sont pas des racines qu’il recherche, mais des traces dans le temps. Des traces douloureuses, mais aussi des traces incandescentes qui l’ont conduit à Odessa comme à Little Odessa, à New-York. Pour cet artiste, tout a commencé, assez bizarrement, rue d’Odessa à Montparnasse ! Et cette volonté de refaire à l’envers le chemin de ceux qui l’ont précédé, en reconstituant un roman familial, a été le point de départ de plusieurs cycles d’oeuvres. En conservant la mémoire des lieux qu’il est allé découvrir, n’ayant d’autres sujets que les rues, les maisons, les jardins et les personnes croisées au hasard de ses promenades. C’est le présent qui s’est offert à lui qui lui a donné accès à ce passé décousu et saturé de bonheur et de drames. Ce qui fait la force de son aventure, c’est de ne pas avoir succombé à la nostalgie et d’avoir inscrit son histoire non pas dans le récit de cette généalogie et des circonstances qui la projettent en des points de l’univers si éloignés, moins dans le choix d’harmonies chromatiques à la fois douces et éteintes, et pourtant lumineuses, de fines abstractions linéaires et dans une construction de l’espace donnant naissance à un imperceptible décalage entre ce qui est vu et ce qui, soudain à mesure qu’on se familiarise avec l’une ou l’autre de ses compositions, est entrevu, bouleversant tout à trac une évidence. Le moment esthétique, pour cet artiste là, est toujours teinté de sensations cachées ou à peine révélées.

Le troisième, enfin, est féru de littérature. Il n’a pas bonne presse dans le microcosme de l’art du temps présent : il n’est plus de saison de lier la poésie, le roman, la fable à la création plastique, comme il est assez mal vu d’utiliser les instruments traditionnels du métier. C’est oublier qu’Eugène Delacroix allait puiser son inspiration dans les vers de Lord Byron, dans le Faust de Goethe ou dans les tragédies de Shakespeare. Plus près de nous, Gérard Garouste s’est emparé de Rabelais et de Cervantès pour opérer une très étrange contamination de leurs oeuvres et de sa propre écriture. Notre artiste a éprouvé le désir- un désir impérieux- de donner une interprétation purement visuelle de la pure poésie de La Fugue de mort. Dans ce morceau de transpositions de stridences verbales de cette merveille scripturale de Paul Celan, il a su restituer le déchirement, la violence, la sensation d’angoisse exponentielle qui sous-tendent ces vers. Là, il s’affirme comme un peintre du noir, un peintre amant de la pensée ténébreuse en lutte contre la pensée obscure.

Parmi ses auteurs de prédilection Franz Kafka figure en très bonne place. Il a commencé par jeter le pont (le pont Charles à Prague) entre Felice Bauer, l’impossible, l’impensable fiancée, Milena Jesenská, le grand, le bel amour encore plus impossible, mille fois plus impensable. Puis, il s’est employé à donner une dimension spectaculaire aux rêves de l’écrivain pragois, avec ses fusains et un spectre coloré intense et inusité. Chacun de ses grands papiers, en plus de la traduction scénique de songes très visuels, très hauts en couleurs, très imagés, hautement théâtraux, porte une phrase – la phrase – clef de ce rêve qui l’a inspiré. Et puis il a entrepris d’illustrer les Journaux de Kafka Encore faudrait-il préciser ce que signifie « illustrer » dans sa bouche : donner à ses lectures répétées et pénétrantes l’exactitude de ce que l’auteur a voulu nous faire voir (car Kafka avait le don de fournir des visions très précises, très fouillées, d’une personne en une situation donnée, d’un lieu, tout en maintenant un certain flou sur ce qui l’entoure ou le justifie) tout en reformulant le tout dans son écriture propre – une écriture picturale qui affirme sa souveraineté. Et cela se manifeste avec éclat dans la petite suite de crayons sur papier où un entrant de ses cahiers in quarto se métamorphose en une représentation extravagante ou le rire et l’effroi sont inséparables.

Paradoxe de cette folle poursuite en compagnie des hommes et des femmes de lettres : le plus extrême respect de l’écrit (il le prend au pied de la lettre) et la métamorphose du texte par la mine de plomb, c’est-à-dire l’exercice de la libre expression, ne peuvent exister l’un sans l’autre. Ce sont les deux pôles nécessaires et suffisants de sa démarche.

Après Kafka, le voilà qui aborde un livre tout à fait hors du commun – je veux parler des Leçons de ténèbres de Patrizia Runfola. Comme pour Kafka, elle a eu une vision nette de scènes qui privilégie des zones d’ombre. Alors, au fil de cette autobiographie fantasmée, il a attribué à des séquences narratives une profondeur et une charge émotionnelle bouleversantes. Il a su restituer cette douleur, cette esthétique de l’existence considérée comme un art majeur, cette revendication des vertiges de l’esprit face à la maladie, à la corruption et à la mort. Il a su placer sous nos yeux ce qui pouvait n’être qu’une énigmatique mise en scène de relations où ce qui n’est pas dit est plus puissant que ce qui est déclaré. Enfin, il a commencé, toujours en employant le crayon noir, si opaque et pourtant si lumineux, de suivre pas à pas les mémoires de son propre père. Cette histoire là, il la narre avec un sens prononcé de l’ellipse qui, encore une fois, se traduit par une précision du trait et une sorte de rapacité de l’oeil qui capte l’instant fugace qui est le summum de telle ou telle vicissitude de l’enfance de son père, petit garçon juif qu’on a caché, qui a vu sa famille disparaître dans le néant. L’histoire ne s’arrête pas là. Il y a encore d’autres artistes dans le for intérieur d’Anne Gorouben. Par exemple, celui qui a signé ces natures mortes fascinantes associant des objets de sa prime jeunesse et, plus généralement, des objets mnésiques. Ce sont des bijoux d’une rare exigence de l’âme. Et des machines esthétiques imaginées pour donner le jour à une multitude d’interrogations sur ce peintre et sur ce monde qui n’est, tout bien pesé, qu’une superbe et atroce fantasmagorie.

Gérard-Georges Lemaire
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