Dossiet Fabrice Hybert

Fabrice Hybert: perturber la philosophie grâce à l'art
entretien avec Thierry Laurent


L'atelier de Fabrice Hybert est un vaste entrepôt situé dans le dixième arrondissement de Paris. Enfilade de pièces et de bureaux avec consoles informatiques. Au moment où j'arrive la table est mise. Je suis invité à déjeuner et l'on me prie de m'asseoir. L'interview sera donnée pendant le déjeuner. À ma gauche, l'artiste. Tout autour de la table, des assistants, garçons et femmes, dont j'ignore les fonctions exactes. Bien sûr, on pense à la Factory de Warhol. L'art semble ici vécu comme une entreprise collective. Mais ça ne se voit pas vraiment. L'atmosphère est conviviale. Impression d'assister à un déjeuner entre amis. L'art est-il devenu une affaire de communication? Ici, on ne le ressent pas comme tel. L'atmosphère est bon enfant. Des bouteilles de vins rouge et blanc sont disposées sur la table au milieu de pétales de rose. Les étiquettes indiquent qu'il s'agit de crus non français. La conversation s'oriente d'abord sur le vin.

Thierry Laurent : -Je vois sur l'étiquette de la bouteille du vin que je suis en train de boire du Litz 1999 Cardonnet. C'est un vin de quelle origine exactement?

Fabrice Hybert : - C'est un vin d'Afrique du Sud. J'ai la chance de connaître un œnologue qui connaît les meilleurs vins du monde. Guido Francque. Je l'ai rencontré au moment de mon premier vernissage en Belgique en 1993, lors d'un repas délicieux. C'est en Belgique que j'ai découvert les vins du monde.

T.L. : - Avant de commencer l'interview, vous m'avez dit que vous connaissiez le meilleur restaurant du monde... De quel restaurant s'agit-il ?

F.H. : El Bouli à Cadaques.

T.L. : Ces quelques propos pour dire que le visiteur est particulièrement bien reçu chez vous. Maintenant, je constate qu'il y a plusieurs personne autour de la table. Vous êtes donc à l'opposé de l'artiste solitaire. Vous travaillez avec toute une équipe. D'ailleurs on le sait, vous avez formé une entreprise, une compagnie qui s'appelle UR, pour Unlimited Responsibility.
Je vois trois garçons plus deux jeunes femmes en plus de Fabrice et de moi. J'aimerais connaître les fonctions des uns et des autres ? Par exemple, je m'adresse à vous, le garçon assis devant moi ?

Le garçon :Je m'occupe de tout le monde.

T.L. : Et vous vous en occupez bien, car je constate qu'on est bien reçu à Unlimited Responsibility. Et votre voisin assis à votre gauche ?

Le voisin : Moi je suis l'assistant de Monsieur. Je m'occupe aussi de tout le monde. Et à l'inverse du système du Loft sur M6, nous gardons tout le monde, il n'y a pas d'élimination des membres du groupe.

T.L. : Puisje m'adresser à la jeune femme assise sur ma
droite ?

La jeune femme : Moi je m'occupe des roses disposées sur la table (Rires)

F.H. : ... Et de quelques projets artistiques !

La jeune femme : Et de quelques artistes ! Plus précisément, je suis la directrice artistique de l'entreprise.

T.L. : La vision concrète de votre direction artistique, ce sont les pétales de rose répandus sur la table. Je reconnais, c'est ravissant.

Je m'adresse à votre voisine. Votre tâche à vous ?

La voisine : Mon rôle, c'est de "faire ". Je m'occupe de la partie concrète de l'œuvre de Fabrice. Tout ce qui est réalisation.

T.L. : La partie technique de l'œuvre ?

F.H. : Disons la partie production.

T.L. : Et vous qui ne vous êtes pas encore présentée ?

La jeune femme : Moi, c'est la communication. Je suis la " détachée de presse " de UR.

T.L. : Et Fabrice Hybert dans tout ça ? Qu'est-ce qu'il fait ?

F.H. : Moi je dis s'il vous plaît et merci.

T.L. : Je parle de votre rôle actif.

F.H. : Mon rôle actif consiste à dire s'il vous plaît et merci.

T.L. : Et vous dites combien de fois par jour s'il vous plaît et merci ?

F.H. : C'est énorme.

T.L. : Vous travaillez donc énormément?

F.H. : Oui, oui. (Rire général).

T.L. : C'est en disant s'il vous plaît et merci que vous avez obtenu le « Lion d'or » de la Biennale de Venise ?

F.H. : Il y a eu beaucoup de gens extérieurs qui sont intervenus sur le projet. Aujourd'hui, il y a encore deux personnes qui travaillent avec moi et qui ne sont pas là aujourd'hui. Il y a Carine et Samon qui gèrent davantage les projets de nouvelle technologie et Internet.

T.L. : L'équipe n'est donc pas au complet ? Il y a des absents.

F.H. : Samon Takahashi par exemple, qui est artiste vidéaste, et qui participe à beaucoup de nos projets.

T.L. : L'art contemporain se crée donc au sein d'une entreprise ?

F.H. : Ce sont des équipes plus précisément qui le créent.

T.L. : Vous ne croyez pas à la capacité de l'artiste isolé ?

F.H. : L'artiste isolé n'a jamais existé. C'est une vue de l'esprit. L'artiste n'est jamais isolé, en fait. Il appartient au moins à un réscau d'amis. Vous imaginez Picasso seul? Impossible! Miro non plus. Il y a eu quelques exemples spectaculaires au dixneuvième siècle. On les a enfermés dans le cliché de l'artiste maudit. Sinon, l'artiste isolé, c'est très rare. Qu'est-ce que c'est un artiste sinon quelqu'un qui agit dans le quotidien, dans la vie de tous les jours, qui va voir des choses, qui les capte et les digère ?

T.L. : C'est vrai: de la Renaissance jusqu'au dix-neuvième siècle, l'artiste travaillait dans un atelier, épaulé par une multitude d'assistants. Les uns broyaient les couleurs, certains se spécialisaient dans les paysages et les natures mortes, le maître apportait la conception générale de l'œuvre. Mais chez les Impressionnistes, et au dix-neuvième siècle en particulier, ne peut-on pas parler d'artistes isolés ?

F.H. : Les artistes impressionnistes n'étaient pas isolés : ils travaillaient en se concertant. Ils s'épaulaient les uns les autres.

T.L. : Le peintre de « l'Œuvre » de Zola incarne le prototype de l'artiste isolé. Il souffre d'ailleurs beaucoup de sa solitude.

F.H. : Certes. Mais mise à part l'époque romantique et son mythe de l'artiste maudit, l'artiste isolé est un cas très rare dans l'histoire de l'art. L'isolement de l'artiste a duré le temps du Romantisme. L'art moderne n'est pas " isolé ", l'art contemporain encore moins. Picasso recevait beaucoup de visiteurs dans son atelier. Il allait voir du monde. Même un artiste comme Chaissac connaissait la plupart des artistes de son temps et échangeait une correspondance très importante avec eux. Van Gogh est une exception, un cas spectaculaire qui a contribué au cliché de l'artiste maudit, c'est vrai, Van Gogh ne voulait pas communiquer et l'admettait. Les artistes ne sont pas des gens fermés au monde, bien au contraire.

T.L. : Oui, mais dans votre entreprise, je constate qu'il y a une vraie division du travail, il y a un côté hiérarchisé, ou, disons, départementalisé. Il y a un service communication, un service fabrication, une directrice artistique.

F.H. : Tout le monde est très polyvalent en fait.

A. : faisceau d'actions que d'une ligne directive.

F.H. : Autour de cette table, les personnes assises n'incarnent pas des "fonctions" mais des "personnalités".

T.L. : Concrètement comment naissent les idées? Vous dialoguez, vous parlez ?

F.H. : Oui, on parle, on discute. Beaucoup de choses naissent de mes dessins, de rencontres, mais aussi de propositions d'autres artistes.

A : Notre recherche est pluridirectionnelle. On cherche à construire avec Fabrice, mais aussi au-delà de Fabrice, si j'ose dire. On peut parler d'idéal de convergence, d'échange entre les uns et les autres. On va aussi vers les artistes.

T.L. : Cela veut dire quoi " aller vers les artistes " ?

A : Regarder autour de soi, voir ce qui se produit, être à l'affût de tout ce qui se passe autour de nous. Nous sommes une " société de recherche et de production artistique ", la société que Fabrice a créée en 1994 a aussi pour but d'élargir l'art à différents champs d'activité.

C: UR débouche sur Woolways aussi.

T.L. : Sur quoi ?

F.H. : Le Réseau International de structures communes qui produisent des œuvres pour les artistes.

T.L. : Vous produisez de l'art pour d'autres artistes ?

F.H. : Oui

T.L. : Si moi, artiste, j'ai une idée, vidéo ou installation, je peux frapper à votre porte et vous pouvez produire mon œuvre ?

F.H. : Le problème sera de trouver les bons partenaires.

T.L. : Vous êtes donc une société de production artistique non seulement pour Fabrice Hybert, mais aussi pour d'autres artistes.

A : Exact. C'est même le principe de base de Unlimited Responsibility. Nous produisons pour nous et pour les autres.

F.H. : Quand j'ai crée UR il y a huit ans, ce que je voulais c'est que l'argent de la société soit utilisé à produire d'autres artistes. Petit à petit, d'autres structures de production artistique se sont mises en place dans le monde, très similaires à la nôtre, soit sous forme de SARL d'association ou de fondation. Et le réseau international qui fédère ces structures s'appelle Woolmays.

T.L. : Peut-on dire que vous êtes prestateur de service artistique ?

F.H. : En quelque sorte. Le problème est que les esprits ne sont pas encore formés pour ça.

P : IL ne faut pas oublier de valoriser l'étape de la production artistique. C'est une des choses que nous voulons montrer.

T.L. : Est-ce qu'on peut dire aujourd'hui que l'art fonctionne économiquement comme le cinéma ?

F.H. : Complètement.

T.L. : Les conditions de production de l'art se sont donc petit à petit calquées sur celle du cinéma?

F.H. : Non ! C'est exactement le contraire. C'est le cinéma qui a calqué sa structure de production sur l'art.

T.L. : Je ne vous suis pas.

F.H. : Le cinéma n'existe que depuis un siècle. L'art existe depuis le seizième et davantage. Au seizième siècle. Il y avait des gros ateliers de production. Les uns faisaient les peintures, d'autres les emballages. Le romantisme a créé cette parenthèse de l'artiste introverti, de l'artiste seul dans son coin, de l'artiste maudit en somme. Cela dit en passant, je n'ai rien contre l'artiste maudit, je trouve ça très bien.

T.L. : Donc, pour vous, la structure actuelle de la production du cinéma ne fait que reprendre la structure absolument classique de l'atelier accueillant une multitude de collaborateurs.

F.H. : Tout à fait.

T.L. : Est-ce que des artistes sont venus vous voir pour faire produire leurs œuvres? Lesquels?

A : Je travaille avec Fabrice depuis un an à mettre en place des projets avec des artistes. Je suis sur un projet de catalogue raisonné avec Villeglé. Nous sommes en train de chercher les moyens financiers pour que soit réuni sur CD-Rom l' équivalent de cinquante et un ans de travail Villeglé. La vocation de UR est de relier l'art à différents champs d'activité. Les artistes investissent des champs nouveaux pour la production de leurs œuvres, Je pense à un artiste comme Jean-Luc Moulène qui a besoin d'outil industriel pour son œuvre. Il va chercher de nouveau matériaux, de nouveaux savoir-faire, afin de produire des œuvres différentes des formes classiques de création, sculpture, dessin... En ce moment, je cherche un fabricant de baignoires pour l'œuvre de Jean Luc Moulène, qui sera absolument somptueuse. Je cherche aussi des fonds pour produire des œuvres photographiques et vidéo.

T.L. : Comment trouve~vous les fonds ?

A : On téléphone. On va voir des chefs d'entreprise. On établit des dossiers de financement.

T.L. : Je suppose que la caution de la société UR est une caution artistique importante pour un mécène.

F.H. : Justement, un artiste isolé a peu de chance d'obtenir un financement. En revanche, s'il passe par notre entreprise, c'est plus facile. Pour une simple raison: un chef d'entreprise préfère avoir pour interlocuteur une autre entreprise qu'un individu isolé.

T.L. : Vous voulez dire que l'art est une affaire d'entreprise à entreprise ?

F.H. : Pas systématiquement. Un artiste, et cela m'arrive fréquemment, peut aller voir seul une entreprise. Mais une structure comme UR facilite sa démarche.

A : Ce n'est pas l'idée de la société en soi qui est intéressante. C'est ce qu'on invente dans la société. Le fait que nous sommes un vivier d'artistes et que nous disposons de tous les moyens techniques pour donner forme à leur expression. Nous sommes à " I'interface " d'artistes et de créateurs qui appartiennent à d'autres champs de production que l'art, d'autre type d'économie. C'est cet interface qui est intéressant. Nous réunissons toutes sortes de pratiques différentes autour de l'art.

T.L. : Vous insistez sur l'importance de la production de l'œuvre, de son financement, et cela me paraît en effet essentiel. Mais est-ce considérer qu'il n'y a plus d'acheteur final d'une œuvre. Le marché de l'art a-t-il encore sa raison d'être dans une telle économie de production?

A : La vente de l'œuvre est un deuxième temps. Il faut d'abord produire pour vendre quelque chose.

F.H. : Le problème est que pendant pas mal d'années, on a valorisé uniquement la diffusion de l'art, dans les galeries, dans les musées. On ne s'est pas intéressé à la production. Alors que la plus grande partie de l'œuvre, j'entends de l'œuvre elle-même, se passe justement dans l'échange entre l'artiste et les personnes qui ont d'autres vocabulaires que le sien. Cette partie de la production est très importante. Il faut justement la rendre " belle ", et il y a un gros travail pour cela.

T.L. : Ne pensez-vous pas qu'il serait nécessaire en France, justement, de trouver des structures fiscales et juridiques qui permettent aux entreprises d'être productrices d'œuvres d'art?

F.H. : Exactement. Produire crée du travail. Et puis du vocabulaire. Je crois que les avantages fiscaux devraient concerner autant sinon plus les producteurs d'art que ceux qui l'achètent.

T.L. : Avantages fiscaux pour les producteurs ! s'il y a un message à faire passer, c'est celui-là?

F.H. : C'est impératif. Je crois d'ailleurs qu'un producteur de sport, un sponsor d'événement sportif, est défiscalisé, en tout ou en partie. En revanche, ce n'est pas le cas d'un producteur d'art.

T.L. : Un producteur de sport est défiscalisé et non un producteur d'art. Surprenant?

F.H. : Le problème est qu'en France cette notion de production d'art est encore mal comprise ou ignorée. Nous sommes plusieurs artistes, depuis dix ans, dont moi, à essayer de convaincre que l'art n'est pas une affaire de diffusion, mais davantage un lieu de production, de création et d'échange. L'art, cela peut être un événement qui dure une heure. Ce qui est produit n'est pas obligé de rester à demeure dans une galerie. Ce n'est pas intéressant, non vraiment ce n'est pas intéressant.

T.L. : Comment convaincre un chef d'entreprise qu'il doit consacrer l'argent de ses actionnaires à une œuvre qui ne dure pas, financer du vent ?

F.H. : C'est vrai: on en est resté à l'idée qu'investir dans l'art c'est comme investir dans la pierre.

T,L. : Justement, pour vous, I'œuvre d'art est-elle de l'ordre de la pierre immortelle ou du feu d'artifice ?

F.H. : Les deux. Tout est possible. Pourvu que l'œuvre d'art interroge sur son fonctionnement, qu'elle crée d'autres comportements par rapport à la vie, par rapport au quotidien. Il est très important que toutes les formes d'art puissent coexister.

T.L. : Reprenons la question de la diffusion. Est-ce dire que l'art peut se passer de " regardeurs "?

A. : L'art est fait pour être vu, mais plus nécessairement en galerie ou dans un musée. Je pense à l'œuvre Le plus grand savon du monde: il a circulé dans tous les centres Leclerc.

T.L. : Musées et galeries sont-ils obsolètes ?

F.H. : Non. Je dis que pendant trente ans les musées et les galeries ont été les seuls lieux de diffusion de l'art. Aujourd'hui il faut aussi trouver d'autres lieux.

T.L. : La ville par exemple ?

F.H. : Bien sûr. Mais la ville peut exposer d'autres choses que les œuvres d'art au sens strict du terme. Je veux dire par là que la conception de l'œuvre dans la ville est encore très restrictive. C'est une sculpture sur une place. Mais il faut élargir le champs de l'art. L'œuvre d'art peut être des arbres plantés différemment, la couleur du sol, un son, des couleurs particulières, un habillage pour la sécurité, pas seulement des pots en inox pour cacher les poubelles... Ce qui ne coûterait pas plus cher d'ailleurs

T.L. : À la Biennale de Venise, j'ai été frappé par une œuvre dont la seule matérialité était le bruit du vent enregistré et diffusé dans des haut-parleurs. Vous êtes d'accord avec cette conception dématérialisée de l'œuvre ?

F.H. : Complètement.

T.L. : Est-ce une manière de contester la prééminence du visuel dans l'art?

F.H. : Je n'ai rien contre le visuel. Une œuvre d'art peut être un dessin, qui peut être très intime, réduit, un échange entre une personne et une autre personne. Une œuvre n'a pas forcément besoin d'être exposée avec cent mille personnes pour venir la voir. L'œuvre existe en elle-même.

T.L. : Elle est partout parmi nous. On pourrait colorer l'air par exemple ?

F.H. : Tout à fait. D'ailleurs l'air, c'est bleu ? Non ?

A : Ce matin, je lisais un texte de Pessoa, il écrivait en 1917 que l'art abstrait est le nouveau mot pour la philosophie, et que la philosophie, c'est l'art de la pensée. On demeure toujours avec l'art dans l'abstraction. La création d'une œuvre d'art c'est la création d'une pensée et rien d'autre. Et la pensée est irriguée par tout ce qui nous environne.

T.L. : L'art comme adéquation de la forme à la pensée, c'est la vision hégélienne de l'art. Dans une perspective d'évolution historique de l'art, Hegel affirme que le seul support de la pensée, c'est la philosophie. Et en toute logique, il prévoit la fin de l'art, puisque le seul lieu de la pensée est le discours, le Logos, la dialectique et non la matière. Abandon de l'art, au profit du seul discours. Faut-il arrêter d' être artiste ?

A: Sans être philosophe, je dirai qu'il n'y a pas de limite à l'art. L'art c'est la pensée.

F.H. : Il y a une multitude de niveaux différents dans la pensée. La pensée n'est pas seulement un ordre ou une forme donnée: elle est beaucoup de choses différentes. Et tous ces éléments différents de la pensée doivent donner du visualisable. C'est comme dans un texte, il y a un mot, une syllabe, puis un groupe de mots, et puis un paragraphe. Un mot, ça ne dit rien en soi. Mais c'est pourtant indispensable.

T.L. : La pensée s'exprime à l'aide d'une suite de mots logiquement assemblée.

F.H. : Une œuvre visuelle de moi, souvent, c'est un mot, ou une phrase. Et puis fini.

T.L. : Donc chacune de vos œuvres visuelles est l'équivalent d'un mot ou d'une phrase à inclure dans un ensemble de travaux toujours plus vastes. Chacune de vos œuvres de vous n'existe que dans le contexte de votre production globale, production qui emprunte d'ailleurs à tous les genres: œuvres sur papier, vidéo, savon géant, hybertmarché...

F.H. : Oui, et rien n'empêche l'œuvre visuelle—I'équivalent d'un mot—d'être présentée toute seule. Cependant, régulièrement je réorganise tout, je procède au remontage global de mon œuvre à travers mes toiles homéopathiques, c'est là où je consigne toutes mes inscriptions, tous mes mots, tout mon vocabulaire visuel.

D.A. : Vous connaissez les peintures homéopathiques ?

T.L. : Ce sont de grandes peintures où il y a peu d'éléments visuels...

F.H. : Au contraire, il y a beaucoup d'éléments visuels. Enormément d'éléments visuels.

T.L. : Pourquoi appelez-vous " peinture homéopathique " des pièces où justement il y a beaucoup d'éléments visuels ?

F.H. : Parce qu'il y a beaucoup d'informations, et je préfère les distiller à petites doses. On en apprend beaucoup, par petites doses, et cela ne fait pas de mal. C'est mis sous forme d'une sucrerie gigantesque pour les absorber facilement. Tenez, regardez vous-même. C'est l'ouvrage où sont consignés tous mes dessins homéopathiques anciens.

T.L. : Vous me présentez un cahier de croquis assez épais. Sur la première page, je vois écrit les mots "Eau dort ", " Odor ", « Eau d'or ». C'est un jeu de mot, un calembour, qui me rappelle le fameux jeu de mots de Lacan. Lacan " persévère ", " père sévère ", " perd ses verres ".

F.H. : Justement, le jeu de mot, c'est de la philosophie. Il y a un glissement progressif du sens. L'eau qui dort donne de l'odeur, " odor ", qui peut devenir précieuse, " eau d'or " !

T.L. : Ne sommes-nous pas davantage dans le domaine de la poésie que dans le domaine de la philosophie ?

F.H. : La poésie produit davantage d'impertinence que la philosophie. La philosophie, c'est un constat, un état des lieux, c'est comme l'économie et le commerce. La poésie, elle peut modifier les comportements. Elle vise à influer sur la vie. La philosophie ne fait que mettre en concept les changements apportées par la poésie. Je prends par exemple les concepts de Deleuze des années 1970. Ils étaient déjà mis en forme dans les œuvres de Pistoletto des années 1960.

T.L. : Si je vous suis, vous considérez que Deleuze formalise par le langage ce qui a été poétiquement dit par Pistoletto.

F.H. : Oui, tout à fait. En partie. C'est normal, d'ailleurs. L'artiste poétise et modifie des attitudes qui créent d'abord un vertige et sont ensuite formalisées à travers le langage des philosophes.

T.L. : Le poète, l'artiste, précèdent le philosophe dans le mouvement de la pensée.

F.H. : Totalement.

T.L. : Vous accomplissez donc une démarche poétique destinée à être réfléchie ensuite par la philosophie.

F.H. : Deleuze ne connaissait sans doute pas l'œuvre de Pistoletto. Mais disons que ce qu'a pensé Deleuze était dans l'air avant lui, poétisé par les artistes, et Deleuze a conceptualisé ce qui était artistiquement évoqué autour de lui.

T.L. : Vous êtes donc un poète qui s'adresse à des philosophes.

F.H. : Un poète qui s'adresse entre autres à des philosophes.

A: Tu aurais pu continuer à faire des maths !

T.L. : Vous êtes mathématicien de formation?

F.H. : Mathématicien, c'est un bien grand mot. J'ai passé un bac C. J'adorais la philosophie, ou plutôt lire la philosophie, car je ne prétends pas être philosophe. Je voulais toujours que ce que je lisais ne soit un jour plus possible. C'était ça mon ambition quand je lisais de la philosophie. Je trouvais que la démarche philosophique était trop lente. C'est pour cela que je pensais que je ne pouvais pas être autre chose qu'un artiste. Je voulais changer les comportements " avant " que n'intervienne la philosophie. La philosophie ne fait qu'écrire, décrire les comportements. Je trouve que seul le geste artistique peut changer les comportements. Revenons-en à l'importance des mots. Pour bouleverser la philosophie, il faut d'abord que les mots eux-mêmes soient perturbés. Et c'est le rôle des poètes, des artistes, de changer, chambouler les mots dans tous les sens.

T.L. : Les perturbateurs de la philosophie sont les poètes.

F.H. : Tout à fait. Ma démarche est de perturber la philosophie grâce à l'art. Je considère avoir une action plus efficace sur la philosophie en étant artiste plutôt que philosophe. D'ailleurs quand un professeur me disait quelque chose, j'avais tendance à vouloir m'échapper de son discours. Je n'aime pas qu'on me donne des ordres. La poésie doit changer les mots, et par ce biais changer aussi les comportements, les habitudes. Ce sont ces changements de comportements qui sont à la source de nouvelles interrogations philosophiques. Si vous adoptez un comportement différent de votre comportement habituel, forcément vous aurez tendance à vous poser des questions.

T.L. : C'est dans la différence chez une même personne d'un comportement à un autre que s'insère le questionnement philosophique. Pourquoi agissons-nous de telle ou telle manière plutôt qu'autrement? C'est cela? Le but de l'art est de créer un nouveau comportement suivi d'une interrogation sur ce nouveau comportement. On en revient à la vision du spectateur devenu lui-même artiste, dès lors qu'il s'interroge sur ses propres modifications de comportement?

F.H. : Cependant tous les spectateurs ne s'interrogent pas forcément sur leurs comportements. Le spectateur devient artiste s'il s'interroge sur son comportement. Mais ce n'est pas obligatoire. C'est plus compliqué que cela. Disons que l'art, c'est créer les systèmes que l'artiste met en œuvre pour obtenir du spectateur des changements de comportement. Le spectateur, à un moment donné, modifie son comportement une fois, ce n'est pas suffisant. L'artiste, lui, met sa vie entière à trouver les moyens de mettre en place des nouveaux comportements. Ça ne se fait pas du jour au lendemain.

T.L. : Pouvez-vous me donner un exemple qui vous ait vraiment satisfait de changement de comportement opéré par votre art, un moment que vous considérez comme une réussite artistique selon vos propres critères ?

F.H. : Quand Élian a un prototype (prototype d'objet en fonctionnement), quand il le prend en charge et invente quelque chose avec devant la caméra. C'est un moment fantastique.

T.L. : Élian ?

F.H. : Élian Pine Carringthon, l'acteur qui joue dans mes vidéos.

T.L. : Élian prend un POF (Prototype d'Objet en Fonctionnement) et se livre donc à une improvisation devant la caméra, c'est cela ?

F.H. : Les improvisations d'Élian Pine Carringthon sont des grands moments. Il y en a beaucoup d'autres. J'adore quand mes amis viennent à l'ouverture d'une exposition. Toutes les rencontres et les échanges qui en découlent, voilà ce qui me passionne. Autre exemple: " Le plus grand savon du monde " était montré dans les centres commerciaux, il allait à la rencontre des visiteurs, il y avait une communication immédiate pour que les gens puissent venir, il y avait ensuite des échanges.

T.L. : Pouvez-vous me citer quelques exemples où l'intervention de l'artiste, la vôtre en l'occurrence, a pour effet de perturber les comportements habituels des visiteurs ?

F.H. : Quand j'ai conçu l'Hybertmarché en 1995 au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, dont le principe était de vendre et d'acheter des produits à l'intérieur d'un musée. Quelques années avant, j'ai organisé une exposition à Londres où les visiteurs pouvaient tester les POF dans l'espace même de l'exposition. Je me souviens, il y avait une espèce de folie collective. Dans toutes les expositions de POF, les gens peuvent tester, utiliser, déchirer les produits. Cette idée d'échanges réels, je l'ai expérimentée pour la première fois, quand j'ai fait mon premier tableau Le mètre carré de rouge à lèvres (1980): j'allais dans les magasins de cosmétique et je demandais quelle surface couvrait un tube de rouge à lèvres. La question perturbait totalement les vendeuses.

T.L. : Donc ce qui vous intéressait, c'était la réaction des vendeuses face à une telle question ?

F.H. : Comment un questionnement différent peut créer d'autres comportements. Etre trans-actionniste, comme le dit Magna di Castellino.

entretien avec Thierry Laurent
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