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Monographies
Sylvester Engbrox : un déplacement du désir de peindre
par Jean-Luc Chalumeau
La première singularité de la peinture de Sylvester Engbrox est de ne pouvoir être rattachée d’emblée à aucune école ou tendance. On pense à plusieurs possibles, et cela ne marche jamais : sa richesse et son originalité sont telles que l’on est donc obligé de commencer à la définir par ce qu’elle n’est pas. On voit par exemple des personnages solitaires, souvent des nus féminins, ou bien des couples qui ne communiquent visiblement pas, et l’on songe à Edward Hopper. Engbrox serait-il un héritier du réalisme américain du milieu du XXe siècle ? Nullement, on le comprendra plus loin. D’ailleurs, pour que les choses soient claires (« pour me débarrasser de Hopper » dit-il), le peintre a parodié à sa façon le célèbre Nighthawks (1942) en installant un homme seul, assis dans une structure vitrée en arc de cercle déserte (en l’occurrence, un espace commercial de présentation de voitures qu’il a entièrement vidé de ses occupantes).

Sylvester Engbrox s’attarde volontiers sur des figures féminines impassibles intégrées à des compositions picturales complexes. Les éventuels sous-vêtements de ces figures soulignent les seins et le sexe bien plus qu’ils ne les dissimulent. On observe Jennifer (2006) et, sachant qu’il s’agit d’une actrice de cinéma, on fait aussitôt référence à David Salle, c’est-à-dire à la manière dont il fait prendre des poses osées à Karol Armitage, une comédienne, qu’il photographie et intègre dans ses vastes tableaux. Engelbrox ne s’offusque pas de la comparaison, car il aime bien l’oeuvre de Salle. Mais pour ce qui le concerne, ce n’est pas cela du tout : il n’a rien à voir avec le post-modernisme, et d’ailleurs on ne trouve chez lui aucun emprunt à l’iconographie des musées. Ce n’est pas lui qui, comme David Salle, associerait ses nus à un tableau de Hobbema ou à une pièce d’art africain : ce genre de manipulation sophistiquée du patrimoine artistique universel n’est pas son fait.

Le réalisme de Sylvester Engbrox ne semble pas faire question : la relation à la photographie est évidente. Engbrox appartiendrait donc à la famille hyperréaliste ? Pas du tout : les hyperréalistes respectent les indications du document dont ils se sont emparés – ils les suivent même souvent d’une manière maniaque – et se soumettent par conséquent aux conventions de la perspective tel que la traduit la photographie. Or Engelbrox se moque de ces conventions. Mieux : il les transgresse avec jubilation, comme dans Arcades, dont la rangée de luminaires est disposée de manière picturale, certes, mais non réaliste : « de ce point de vue, c’est n’importe quoi » commente le peintre avec un demi-sourire. Inutile de chercher à en faire un fils de Richard Estes. Il y a beaucoup de jeunes femmes nues chez Engbrox, et l’on se souvient alors que les filles dévêtues abondent dans le pop-art.

Pin-up chez Wesselmann, mannequin chez Jim Dine et Allen Jones, créature pulpeuse venue des revues pour camionneurs chez Mel Ramos… qui dit femme nue dit pop-art, non ? Mais les femmes mélancoliques d’Engbrox sont à des années lumière des modèles pop aguichants. Elles sortent plutôt, indemnes mais choquées, d’avions qui viennent de s’écraser au sol. Il y a en particulier une dimension dramatique dans les deux versions de Air Disaster qui est parfaitement étrangère à l’esprit pop. La question est tranchée : Engbrox n’est pas plus pop qu’il n’est hyperréaliste.

Mais alors, ces gens qui courent (Downtown), cet homme nu qui dort la nuit sur une plage (Nude, Bilbao), cette jeune chinoise qui vient vers nous, observée par trois individus louches planqués dans l’obscurité d’Arcades, cette fille environnée par des crânes (Dead Beat Club) ne seraient-ils pas là pour nous raconter quelque-chose ? Figurative évidemment, la peinture de Sylvester Engbrox ne serait-elle pas en outre narrative ? Le croire serait faire un contresens complet : s’il y a un sens dans les images composées par Engbrox, il ne le connaît pas luimême, et ce serait au spectateur de l’inventer. Les artistes de la Figuration narrative, au contraire, ont des choses fort précises à nous dire : politiques en tout premier lieu (Rancillac, Fromanger), subjectivement orientées vers la peur de la mort (Monory), la vanité de toutes choses (Télémaque) ou encore – c’est presque pareil – l’absurdité du monde (Erró)… Non, vraiment, Engbrox n’est pas candidat à l’entrée dans la deuxième ou troisième génération de la Figuration narrative.

Je m’arrête en m’avisant qu’Engbrox a un point commun avec à la fois les post-modernes, les hyperréalistes, les pop-artistes et presque tous les peintres de la Figuration narrative : il utilise la photographie. Mais il l’utilise de manière absolument personnelle : voilà qui va peut-être nous permettre de définir enfin ce qu’il fait après avoir envisagé tout ce qu’il ne fait pas. Il n’est pas indifférent que ce peintre ait reçu une formation poussée dans le domaine de la photographie : il est technicien de haut niveau en ce domaine, ce qui explique peut-être que, pour lui, la photographie est essentiellement liée à la représentation de la réalité, ce qui ne correspond pas à son projet d’artiste. En effet, la peinture offre à ses yeux l’avantage de permettre au fantasme de s’accomplir visuellement. Par elle, ce que l’on appelle banalement l’expression est possible. Engbrox choisit des images dans le réservoir inépuisable qu’est désormais l’internet. Il fait ensuite des montages aléatoires de ces images, réalisés intuitivement. Il apprécie le fait qu’elles soient souvent de qualité défectueuse : il ne gomme pas les défauts en effet, mais les accentue au contraire par le moyen de la peinture, en tant qu’ils sont l’occasion de trouvailles plastiques.

J’ai employé le mot fantasme, mais il ne faudrait pas le prendre ici au premier degré. S’il y a, par exemple, des corps féminins présentés dans cette peinture, ils n’ont nullement pour fonction de traduire un désir du peintre, en l’occurrence sexuel. L’oeuvre déréalise la réalité offerte dans un premier temps par une image photographique, bien plus qu’elle ne viserait à réaliser, dans un espace imaginaire, les déréalités du fantasme (pour employer le vocabulaire de Jean-François Lyotard). Soit le tableau Red dress : la robe rouge portée par une jeune femme est bien le sujet principal, puisqu’elle a donné le titre de l’oeuvre.

Le tableau est vigoureusement structuré par deux vastes ouvertures creusées dans un mur monumental, vues selon une diagonale. Légèrement décalée vers la droite, la femme à la robe rouge n’en constitue pas le centre géométrique, mais le centre symbolique. Or cette robe est transparente : les seins sont nettement visibles, ainsi que la tache sombre du pubis. Cette tache est véritablement le point central du centre symbolique luimême. Or aucune robe habituellement portée dans la rue n’autorise des visions de cette sorte. Engbrox construit donc son tableau, non pour représenter le réel, mais pour tirer d’une image faussement réaliste une expression d’ordre fantasmatique. Ainsi, depuis Cézanne, tout ce qui importe en peinture, loin de favoriser l’assoupissement de la conscience et l’accomplissement du désir plus ou moins avoué du spectateur de l’oeuvre, vise au contraire à produire sur le support une sorte d’analoga de l’espace inconscient lui-même dont nous savons bien, grâce à Freud, qu’il est envahi par des thématiques sexuelles.

Dans un autre tableau, Lift, l’on distingue deux personnages qui semblent strictement dans le même plan. À gauche, dans un cadre noyé de rose qui sans doute signifie l’ascenseur, une femme dont on ne voit que le buste. Elle baisse la tête tristement. Elle est habillée, mais son vêtement n’en laisse pas moins clairement apparaître sa poitrine, comme dans Red dress. Elle ne voit pas (ou ne veut pas voir ?) l’homme vu de dos à droite, masse sombre dont le peintre semble nous indiquer que, lui, la regarde, cela bien que les plis de son manteau soient traités de la même manière que ceux du rideau encadrant bizarrement l’ascenseur, ce qui suggèrerait qu’il n’est pas devant la femme, mais à côté. Scène onirique donc : rien n’est « réel » dans ce tableau, sinon la force du sentiment d’étrangeté qu’il suscite.

Ainsi, au sein du grouillement proliférant des images du web, Sylvester repère celles qui vont lui permettre, à partir évidemment de sa sensibilité propre, non d’accomplir on ne sait quel désir en le leurrant (ce que faisaient les producteurs de nus académiques du XIXe siècle), mais de le décevoir méthodiquement en exhibant sa machinerie. Il y a ici, véritablement, un déplacement de la position du désir qui pourrait bien être aussi un déplacement du désir de peindre, et peut-être par conséquent un déplacement de la fonction même de la peinture. Vers 1860, on aurait déjà pu deviner avec Manet que la photographie ne tuerait pas la peinture : elle s’en est en effet nourrie. En 2007, Sylvester Engelbrox nous révèle que l’univers d’internet et du pixel, loin de liquider la peinture, lui donne au contraire un formidable moyen de rebondir. Voyez le somptueux tableau intitulé Pool. Des femmes nues encore ; elles sont trois. Elles regardent l’eau sombre de ce que l’on suppose être une piscine, deux d’entre elles glissent le bout des pieds dans le liquide noir avec un mouvement du corps extrêmement gracieux. La troisième s’apprête à faire de même. Trois grâces en vérité. Or ces figures ne sont pas parfaitement nettes. La végétation qui se trouve derrière elles ne l’est pas davantage. L’artiste joue sur l’indéfinition des contours. Mieux : il accentue et laisse circuler librement les cernes blancs autour des corps et même sur leurs surfaces respectives (ces cernes ne sont pas des lignes). Engelbrox a-t-il pensé au Billard de Braque, celui du Musée National d’Art Moderne, qui passe pour être la dernière grande nature morte de l’histoire de la peinture ? Je l’ignore, mais ce vert est le même que celui du tapis du billard, ces cernes blancs organisent les masses et les cassent étrangement de la même manière que chez Braque. L’artiste peint autant ce qu’il y a entre les choses que les choses elles-mêmes. Ces femmes ne sont que des formes : elles n’ont pas de psychologie, pas vraiment de visage. Ce sont des objets picturaux : en 2006, c’est bien une « nature morte » qu’a réalisé Engbrox (d’ailleurs, ces femmes sont elles mêmes presque mortes puisque c’est « dans le vide » qu’elles vont tomber, non dans l’eau, explique l’artiste…), mais évidemment une nature morte d’un genre absolument nouveau.

Bref : Sylvester Engbrox apparaît comme un peintre ayant réussi à se détacher des influences qui auraient pu l’orienter (pas seulement Hopper : Klimt aussi, et d’autres) pour inventer, à partir de photographies traversant le web, une peinture à la fois superlativement de son temps et fermement enracinée dans l’histoire des formes. Ce sont des réussites comme celle-ci qui nous annoncent que la peinture, toujours vivante, a de beaux jours devant elle. On conviendra qu’il s’agit là d’une bonne nouvelle.

Jean-Luc Chalumeau
mis en ligne le 06/06/2008
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