chroniques - art contemporain - photographie - photography

version impression
participez au Déb@t

Manifeste
LETTRE AU PHILISTIN
par l’Artiste Moderne Accompli
Manifeste : LETTRE AU PHILISTIN par l’Artiste Moderne Accompli
Nous recevons par courriel ce texte qui circule sur le web. Certains des lecteurs de Verso n’en ont peut-être pas eu connaissance : nous le publions à leur intention, car il nous semble que le peintre anonyme auteur de « l’ultime Ready-made » fait preuve d’une lucidité rare quant à la situation extraordinaire où nous nous trouvons et sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir.
Verso
L’ULTIME READY-MADE
œuvre d’art immatérielle, gratuite et anonyme
En trois parties
PREMIÈRE PARTIE:
LE BAISER DU PHILISTIN

Monsieur le Philistin,
Par la présente, j’ai l’honneur de vous demander de subvenir à mes besoins jusqu’à la fin de mes jours. En échange de quoi, je m’engage à ne rien créer, ni produire, que cela soit objet ou concept, ni même à oeuvrer dans le domaine social, encore moins à proposer ma vie en exemple.
Ce faisant, je deviendrai l’Artiste Moderne Accompli, l’aboutissement de cette aventure qui débuta entre vous, Monsieur le Philistin et moi l’Artiste, il y a plus d’un siècle déjà, et dure encore de nos jours. J’admets, après avoir passé tout ce temps à vous fuir, être épuisé. Dans cette course qui m’a semblé, un temps, pouvoir durer indéfiniment, il m’a fallu, pour calmer votre empressement à mon égard, vous abandonner d’abord mon métier que j’avais mis des siècles à acquérir ; me défaire, pour fabriquer vos chromos, de la couleur et de la forme que j’aimais tant ; de l’oeuvre et du talent enfin pour combler vos loisirs. J’ai dû aller jusqu’à m’amputer de toute créativité pour en nourrir les appétits de vos « créatifs ». J’en suis arrivé, pour garder ma liberté à m’auto-mutiler ! Je n’en peux plus. Je suis au bord de la folie.
Je vous demande solennellement de me délivrer de toute obligation de produire, et, ainsi, de révéler enfin le rôle qui fût le mien dans cette affaire. Celui d’incarner pour nos contemporains, la Liberté, la Gratuité, l’Authenticité, autant dire des valeurs qui vous sont à jamais étrangères. En faisant métier de refuser les principes de votre raison utilitaire, j’offrais à tous les gens, déjà soumis aux impératifs de production et de consommation, un espace symbolique où ces valeurs étaient à l’abri de vos convoitises. Car le jour où le roi cessa d’incarner le souverain et d’établir le lien entre haut-delà et ici-bas, ce fut ma tâche, dans une sorte de théologie négative, d’incarner l’Autre, on pouvait me distinguer, en creux, au centre du contrat social lorsque Dieu en fut expulsé.
Cette lutte, entre vous et moi, agissait dans les reins de chaque artiste. Elle seule, savait encore générer le Tragique, en témoigne les chefs d’oeuvres que vous conservez dans vos musées comme autant de trophées de chasse. De Van Gogh à Journiac en passant par Rothko, Klein ou Gasiorowski, tous les véritables artistes ont représenté pour chaque personne en particulier ce combat entre votre raison utilitaire et tout ce qui n’est pas elle (que certains le nomment sacré, transcendant, ou négatif n’importe pas ici). Ils étaient les officiants d’un rite laïc, l’Art, qui actualisait notre viscéral antagonisme, génération après génération.
Pourquoi, alors, prendrait-il fin ?
Je vous l’ai dit, je suis vidé. Depuis trente ans maintenant je ne fais que me survivre. D’ailleurs que le jeune Debord quitte le champ symbolique, notre champ de bataille pourtant bien réel, pour le champ social, sonnait comme un avertissement. Je n’ai pas voulu l’admettre à cette époque mais aujourd’hui où vous en êtes à interpréter mon rôle pour mieux cacher ma défaite, je préfère en finir.
Je vous propose cet accord comme un baroud d’honneur, dans le même mouvement qui me fera incarner l’Artiste Moderne Accompli, celui qui ne vous laissera pas même une trace en pâture, vous m’annihilerez de votre baiser assassin. La boucle est bouclée. Fin de la tragédie.
Veuillez agréer, Monsieur le Philistin, mes plus plates salutations.

DEUXIÈME PARTIE:
«JE SUIS ARTISTE PARCE QUE JE NE SUIS PAS…»

Précisons les rôles.
Le Philistin : Très bien défini par Hannah Arendt dans le texte «la crise de la culture». Il est ce personnage historique du XIX éme siècle qui utilise l’art «comme… une arme… pour parvenir socialement et s’éduquer en sortant des basses régions où l’on supposa le réel situé, jusqu’aux régions évoluées de l’irréel, où l’Esprit et la Beauté étaient, supposait-on, chez eux. Cette fuite loin de la réalité par les moyens de l’art et de la culture est importante, non seulement parce qu’elle donne à la physionomie du Philistin cultivé ou éduqué ses traits les plus caractéristiques mais parce que ce fut probablement le facteur décisif dans la révolte des artistes contre leurs nouveaux patrons». Il s’agit donc de ce personnage historique caractérisé avec lequel les artistes ont eu à faire, cet homme entreprenant et dynamique, pas nécessairement conformiste, qui inventa l’économie politique dont le postulat principal est : à partir d’un homme a–moral, rationnellement soucieux de ses intérêts égoïste, on peut légitimement penser construire une société juste, humaine et bénéfique pour le plus grand nombre.
Le Philistin, dont la figure est mouvante au cours du siècle, (marchand d’art, critique, musée…), représentera pour moi, bien au delà des caractères habituellement associés au philistinisme, la Raison Utilitaire, qui fonde notre société. Cette société, il ne faut pas l’oublier, basée sur le droit et la pénicilline. (voir Alain Caillé : Critique de la Raison Utilitaire).
L’Artiste : La figure de l’artiste peintre qui apparaît clairement, fin du XVIII ème siècle, avec l’académie Royale, en opposition au peintre des corporations, évolua jusqu’à nos jours (la vocation, la bohème, l’artiste maudit, l’avant garde… etc. voir la sociologue Nathalie Heinich « être artiste »). Mais pour le situer paraphrasons Marcel Gauchet parlant du Christ : «L’artiste n’est pas expressif seulement par les oeuvres qu’il a délivrées, il l’est bien plus encore par la place que, de fait, il occupe par rapport à l’organisation du monde en lequel il intervient». (le « désenchantement du Monde » de l’Anthropologue Marcel Gauchet)

Le regardeur : nous mêmes qui naviguons entre le Philistin et L’artiste.

L’ensemble : Le champs symbolique dont «le monde de l’art» est une partie et, où chaque oeuvre est une représentation de ce dialogue conflictuel, datée et signée.
Pierre Francastel dit à propos de Vasari : «les changements profonds de compréhension sont aussi rare dans la vie des sociétés que dans celle des individus. Il faut du temps pour édifier un système, et ce système n’est complet qu’au moment même où il cesse d’être valable, de produire ses dernières conséquences». Voilà pourquoi, la figure abstraite de l’Artiste Moderne Accompli en tant qu’ultime conséquence de l’aventure de l’art moderne permet, en tous cas propose, un regard rétroactif. On me pardonnera ici d’avancer caché derrière les mots de grands esprits mais je n’échappe, je le concède volontiers, à aucun des défauts de l’autodidacte.
Le paradigme de lecture de l’histoire de l’art moderne qu’implique ce modèle opère le même retournement par rapport au paradigme courant que celui de Darwin par rapport au Lamarckisme. Je rappelle que, devant la même collection de phénomènes, tous deux étaient convaincus de l’évolution des espèces, Lamarck pensait que l’évidence était ce qui était fixe, en l’occurrence, l’espèce, et cherchait donc par quel moyen elle pouvait évoluer (c’est la thèse de l’accumulation des caractères acquis) alors que Darwin, et c’est une révolution conceptuelle, partit de l’évidence inverse. Pour lui ce qui était sûr était le changement (il n’y a que des individus qui dérivent naturellement de génération en génération) et restait à comprendre et à démontrer ce qui réduit cette dérive, ce qui fixe la forme au point de faire apparaître comme une évidence le concept abstrait d’espèce. Il découvrit alors le rôle de la sélection naturelle.
Le paradigme officiel du monde de l’art est : l’artiste est un découvreur, un conquérant de la liberté, il permet à l’art, grâce à l’invention de langages nouveaux, d’intégrer des pans entiers de réalités. Le territoire de l’art s’étend… le concept d’art est d’une élasticité formidable… L’Artiste va de l’avant et la société, du grand public au philistin est à la traîne, peine à le suivre.

  page 1 / 5 suite >
mis en ligne le 10/05/2005
Droits de reproduction et de diffusion réservés; © visuelimage.com - bee.come créations