Gilbert Lascault

La féminité selon Rancillac


Souvent, Bernard Rancillac a représenté des hommes : des militants, des fedayin, le Front Polisario, des militaires, des juges, des victimes du Vietnam, des dirigeants chinois, des présidents des Etats-Unis, des gardiens de prison, des footballeurs, des jazzmen, Allen Ginzberg, Jack Kerouac, Bob Marley, Malcolm X…
Actuellement, il peint de plus en plus des femmes : des stars de la revue Cinémonde (1985-1989), des Algériennes qui souffrent et meurent (1998-1999), des amies nues (2000). Selon Rancillac, la féminité est tantôt impassible (les stars), tantôt douloureuse, tantôt radieuse. Ces femmes sont tantôt des idoles, tantôt des victimes, tantôt des aimées épanouies.

Mais, auparavant, Bernard Rancillac a parfois montré des figures féminines, disséminées. Ne m’oublie pas (1965) : un coureur automobile est dans son bolide ; au-dessus de lui flotte l’image géante d’une femme souriante, dentue, venue de la " presse du cœur "… Enfin silhouette affinée jusqu’à la taille (1966) : une toile juxtapose deux images tête-bêche : des soldats qui torturent des prisonniers vietnamiens et une publicité pour des soutiens-gorge bustiers… Mélodie sous les palmes (1965) : une " pulpeuse " rêve dans un paradis exotique artificiel et, au-dessus de la " ravissante ", un bombardier américain s’apprête à décharger ses bombes ; l’éros et la politique se rencontrent … La pornographie censurée par l’érotisme (1969-1984) : deux amants s’accouplent ; sur une grande photo deux interrupteurs électriques se substituent aux seins, et un porte-monnaie semble un sexe féminin… La jarretelle (1969) : une photographie annonce des peintures de 2000 qui soulignent des bas, des porte-jarretelles… Le détachement féminin rouge (1971) : dans une chorégraphie chinoise, une danseuse brandit un revolver et un foulard rouge… Rancillac a peint des dames du jazz : Anita O’Day (1995), Lady day (1994), Tina Turner (1974), Diana Ross (1974), Janis Joplin (1974). Leur voix est une couleur sensuelle.


Femmes de papier

De 1985 à 1989, Bernard Rancillac peint La flèche brisée (Debra Padget), L’éventail (Jacqueline Cadet), Panique (Viviane Romance, Paul Bernard), Souvenir de Santa Monica, Un tramway dommé Vivien Leigh, Pêche miraculeuse à Hollywood (Andréa King), Gloria la blonde (Gloria de Haven), La bouche de Viveca Lindfors, Micheline Presle, Kate de Nagy, Jan Harlow, Autopsie d’une star (Rita Hayworth), Gilda, Edwige Feuillère, Miss Cinémonde 49…
À ce moment , il a découvert, par hasard, en 1983, un lot de Cinémonde, des journaux jaunis, ceux de l’après-guerre, leur fascination ambiguë, leur magie nostalgique. Comme certains d’entre nous, il a probablement regardé, adolescent, des couvertures de Cinémonde et d’autres revues de même style.

Ces figures féminines ne sont pas de chair, mais seulement de papier. Elles sont même loin des films qu’évoquent les revues. Elles sont loin des aventures, de la narration que les films décrivent. En papier, ce sont des images d’images, des simulacres recopiés, des doubles distants et répétés, des illusions éloignées, des mirages de mirages, des photographies retouchées, coloriées à la main, de vedettes maquillées. Aux lèvres se substituent les rouges pulpeux, des rouges très différents du " petit livre rouge " qui intervient dans certains tableaux de Bernard Rancillac. Les faux cils des stars sont coloriés : le faux des faux. Des bijoux en toc, des fleurs artificielles parmi les cheveux, des bikinis, des robes à demi ouvertes sont, sur papier, mensonges de mensonges. Ce sont des séductions fallacieuses, des pièges de désirs, des " amorces factices ", des leurres, des appâts, des attraits étranges.

Les femmes de papier sont des idoles, des fétiches. Adolescents, nous rêvâmes d’elles, fascinés, troublés, émus, parfois rougissants. Ce sont des images féroces et tendres, cruelles et lascives, sauvages et apprivoisées : des vedettes légendaires, proches par l’imagination, glacées, frigides, impassibles. Dentues, carnassières , elles feignent un sourire permanent. Leurs lèvres semblent humides. Leurs yeux étincelants s’égarent. Elles suggèrent des parfums de musc, de patchoulis, d’ambre, d’Ylang-ylang, alors que les revues ont une odeur vague d’encre d’imprimerie.
Bernard Rancillac peint ces images et leur donne force. En 1989, Viviane Forrester commente le travail de Rancillac : " Ces créatures d’illusion viennent à notre rencontre sur les toiles de Rancillac.(…) Le peintre ramène à la surface un passé où nous reconnaissons, comme dans un miroir sans tain, le fantôme de nos propres visages. (…) Il capte ces visages, ces corps au point exact de leur disparition, divulguant ainsi la structure de l’absence. (…) Nous sommes dans les coulisses de l’ensorcellement. "

Dans certaines œuvres, une partie du corps d’une star est coloré et une autre partie est seulement dessinée, ébauchée, un schéma, une esquisse. Une part d’un tableau est peinte et une part non-peinte. Bernard Rancillac exhibe la chair et le vide, la présence suggérée et l’absence ; et simultanément il les dissimule. Et, d’ailleurs, les stars, comme des fantômes, s’effacent, s’estompent, disparaissent. Les stars s’évanouissent. À ce propos, Rancillac cite une phrase bouleversante de la merveilleuse Louise Brooks : " Ma vie ne fut rien ".
Dans des tableaux de 1989 à 1996, Bernard Rancillac mêle l’Orient et l’Occident, la peinture et la projection des diapositives. Il représente des divinités orientales, des dragons et des starlettes. Parfois, l’image d’une femme nue, belle, se superpose à une toile.

Les Algériennes douloureuses

En 1998-1999, Bernard Rancillac peint les tragédies de l’Algérie, les douleurs de ce pays, des femmes anonymes, bâillonnées, liées, enchaînées, égorgées : des victimes qu’il ne veut pas oublier. Le voile est un des emblèmes de ce pays…
Le peintre ne veut pas analyser la situation politique de l’Algérie. Il ne prend pas parti. Il ne propose aucune solution. Il n’est pas un militant, ni un conseiller. Par l’art, il donne forme à des émotions incertaines et intenses. Il nous aide à comprendre la situation grave d’un pays, comme, d’une certaine façon, Delacroix avec Les massacres de Scio (1824).
Bernard Rancillac ne peut que se révolter (comme à divers moments) face à la barbarie, à la cruauté du monde, à une réalité intolérable.
Les visages des victimes sont en partie occultés, enserrés, enterrés, mais, en même temps, ils sont protégés, conservés, préservés. À demi voilés, les visages nous amènent à scruter, à percevoir les secrets de ces effigies anonymes, à révéler les tragédies de l’Histoire.
Un treillage de lattes croisées et des branchettes desséchées voile à demi ; elles forment un linceul fruste, un drap troué, un suaire. Ou bien, Bernard Rancillac superpose un code-barres à un visage qui est alors masqué, camouflé, barré, captif. Les bandes sont des barres, des barreaux. Et parfois, le métier à tisser des femmes diligentes crée des bandes colorées ; et le code-barres devient un tapis joyeux. L’éclat des couleurs et l’allégresse secrète donnent à deviner un certain espoir.
Nudités épanouies

En 2000, à partir de ses photographies d’amies nues, Bernard Rancillac les peint, vivantes, charnelles. Il unit la photographie, l’amour, la peinture. " Le dessin d’une femme d’après nature ne me réussit pas " précise-t-il et il ajoute : " Photographier une femme, c’est déjà l’aimer ou, pour photographier, il faut aimer. "
La première merveille du monde. C’est le matin, la nudité, le réveil et la merveille. Une jeune femme est assise sur une moquette, près d’un plateau et d’une tasse ; elle prend le petit déjeuner. Sa chemise de nuit d’un blanc écla tant est retroussée. Ses cuisses sont ouvertes. Le sexe de la femme est le prodige de l’univers. Elle est une divinité quotidienne.
Femme fatale allongée. Son visage semble indifférent. Bas mauves. Porte-jarretelles de satin cramoisi. Soutien-gorge et culotte noire. Elle est une madone et une diablesse.
La Reine de Saba. Elle est lumineuse. Ses cheveux noirs se déploient. Son collier, son bracelet brillent.
Lolita Chesterfield. Espiègle, allongée sur le Chesterfield noir, elle porte des dessous blancs de fiancée.

Train de vie

Bernard Rancillac m’a laissé lire, en partie, son journal intime (1993-2000), Train de vie, passionné, sensible, pudique, tendre, parfois bougon, mécontent parfois. Alors, dans les drames de bien des pays (en particulier ceux d’Algérie), il souffre : " J’ai mal au monde, comme on a mal au ventre. " Il y a en lui la mélancolie et l’ironie, le désenchantement et le désir de bonheur, les déceptions et l’espoir tenace. Vers 66 ans, il s’aperçoit qu’il ne vieillit pas et il le répète : " Le cœur ne vieillit pas. Je ne peux parler que du mien. Je tiens à mon cœur (…) Sur quoi ai-je misé ? Sur le sentiment, sur la passion , sur l’amour (…). Mon goût, mon besoin excessif du sentiment a dû me priver d’une multitude de petites satisfactions. Peu m’importe. Je n’échangerais ma place avec aucune autre (…). Moi, je n’ai pas du tout l’impression de vieillir. Je me trouve aussi jeune qu’à 20 ans ou 35 ans ; plus jeune même qu’autrefois (…). C’est le monde qui vieillit autour de moi, qui vieillit très mal. " Il a la passion de la vie, de la peinture, de la politique, de la musique (le jazz, bien sûr, qu’il peint, mais aussi Beethoven, Mozart, Schubert, un émouvant opéra chinois, Le Pavillon des Pivoines…), du cinéma, surtout de l’amour. " Je veux être fidèle (dit-il) à celles que j’aime. Ne pas être fidèle, c’est ne rien avoir. " Il veut " s’agripper à une ligne haute-tension ". Il unit le désir d’aimer et celui de peindre. Il est un homme " difficile ", exigeant, souvent ombrageux, blessé : " En amour, tout me blesse. Je suis plus fragile qu’un verre de cristal. " Quand il peint, il se " complique " afin de créer des images évidentes : " En peinture, je passe mon temps à me mettre des bâtons dans les roues. Et telle peinture a été une vraie bataille. " Il soupire : " La peinture et la femme résistent, m’échappent, me reviennent. Je suis ce qu’elles me font. " Parfois, il est inquiet : " C’est avec les morts qu’on vit : Mozart, Proust, Rembrandt, Manet… Pour le reste, les vivants sont l’aléatoire… Le doute intégral… "

À certains moments, il est heureux. Il pense à la tranquillité nocturne, à une sérénité : " Ce qui m’étonne, ce qui m’émerveille, ce n’est pas, chaque matin, le retour du soleil, de la lumière, c’est, chaque soir, le retour de la nuit. Tout s’arrête progressivement, même avec les gesticulations des fêtards, des noctambules. Arrive le moment où les objets reposent immobiles, les voitures garées le long des trottoirs, où bêtes et gens dorment enroulés dans leurs rêves, où l’on peut percevoir la respiration de la planète, le silence. ET cela, quotidiennement, immanquablement. "
Le " train de vie " est le rythme de l’artiste, son allure. Ce serait le train de la création et des désirs. Et, dans son journal intime, une femme le hante, qui le fascine. Il l’aime et il regrette de ne pas la rencontrer souvent. Elle lui manque. Ce sont des " moments éparpillés, des miettes ". En 1998, il est parfois triste, inconsolable : " Je vis comme un veuf qui aurait l’autorisation exceptionnelle de revoir son épouse, décédée, de temps à autre. Il la voit ; il la touche ; il lui parle ; mais il sait que ce n’est pas vrai. " Il la désire et il souffre : " De toi je vais garder l’image d’une statue hermétique, incompréhensible, devenant parfois, pour un instant, tellement tendre, attendrissante, émouvante. " Il lui arrive de ne pas trop demander à cette amie : " Je ne lui demandais pas de m’aimer. Juste de se laisser aimer. " Le prénom de cette femme est le centre de l’existence de Bernard Rancillac, de sa peinture, de ses rêves, de ses désirs. En Bretagne, en 1999, il écrit, sur le sable d’une plage encaissée, ce prénom en grandes lettres majuscules ; et " la marée montante vient lécher le E, la lettre finale de ce prénom ; les mouettes ont vu et lu les lettres qui, ensuite, s’effacent. " Pour lui, S. est " une femme en pointillé ". En son absence, cet amour est sans cesse ravivé par des confidences téléphoniques d’amour, des photographies, des souvenirs et des promesses de bonheur ; ce serait un " amour fantôme ".
Bernard Rancillac s’applique à décrire certaines photographies de S. " Elle est accroupie près du rosier. Elle adore se balader nue dans le jardin ". Ou bien : " C’est une ancienne prise de vue. Deux ans après, peut-être. Elle est nue, couchée sur le lit. Cuisses écartées. On ne voit que sa main droite et sa toison, ses seins lourds à l’aréole gonflée. " Ou encore : " Le soutien-gorge blanc est orné d’un grand nœud entre les seins. Le soutien-gorge nous plaît beaucoup " ; nous : Bernard Rancillac et son aimée. Ou encore : " À genoux, sur le lit au couvre-lit blanc. À l’angle du mur rose et du mur gris. De profil, elle sourit, tête baissée. " Tout est un roman, une sorte de film, en des manifestations de la photographie, de la peinture, de l’écriture, de l’amour.l


Gilbert Lascault

© visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé -