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Lecture de l’art
Martial Raysse schultor
Lecture de l’art : Martial Raysse schultor par Sébastien Harosteguy
par Sébastien Harosteguy
Dès ses débuts en 1960 au sein du Nouveau Réalisme, dont il est alors le plus jeune et bientôt le plus brillant représentant, Martial Raysse est une figure double, à la fois peintre et sculpteur, sans pour autant privilégier un médium plutôt que l’autre. Au point qu’à la fin des années soixante, au diapason de toute une époque, Raysse remet en cause cette ligne de partage qui cloisonne traditionnellement ces deux « soeurs ennemies » dans l’esthétique classique : ses oeuvres relèvent alors temporairement d’une catégorie intermédiaire, mi-peinture, mi-sculpture (ou ni peinture, ni sculpture).

Si cette conception de l’oeuvre comme « objet spécifique » (selon les termes de Donald Judd), est contemporaine des premières oeuvres minimalistes, elle n’est pour Raysse qu’une étape qui amorce une véritable révolution (au sens premier de « retour sur soi ») esthétique, à contre courant des nouveaux enjeux de l’art contemporain. Petit à petit entre 1970 et le milieu des années 80, peinture et sculpture vont finir par retrouver leur spécificité.

Raysse, en docteur ès matières, électrise les Foules
Martial Raysse s’est très tôt intéressé à différentes techniques. Dans les années 60, il se voit comme un « ingénieur de la vision », comme un « docteur ès matières » (1) mais il est conscient assez vite que « l’important n’est pas dans les techniques mais dans l’usage que l’on en fait ». Son esthétique se caractérise alors par l’assemblage de matériaux divers : néon, plexiglas, métal peint ou encore bois, le tout mis au service d’une esthétique du neuf, que l’artiste baptise « Hygiène de la vision ». « Je désirais, dira-t-il en 1969, que mes oeuvres portent en elles la sereine évidence d’un réfrigérateur de série : neuves, aseptisées, inaltérables. » (2) En bref, « une sorte d’apologie de la société de consommation ».(3) Dans les oeuvres du type Etalage de Prisunic, Hygiène de la Vision n° 1 de 1961, Raysse constate que « c’est l’étalage lui-même qui était la sculpture ». Le plastique est alors un de ses matériaux de prédilection, il est une couleur dans la masse, alors que le néon est la couleur vivante, la couleur en mouvement. Ces deux matériaux fonctionnent alors comme des passerelles entre la peinture et la sculpture.
Dans ses colonnes en plexiglas ou ses étalages de Prisunic de 1960 et 1961, Raysse affirme nettement son souci de l’agencement esthétique, caractéristique qui le distingue de l’orientation plus sociologique d’Arman ou de Spoerri, deux autres participants du Nouveau Réalisme qui travaillent alors sur les notions d’accumulation et de reliefs du quotidien. America America est un totem dont le titre chante, non sans ironie, les louanges d’une Amérique du spectacle : des étoiles de néon orangées évoquant la bannière étoilée se disloquent, broyées par la poigne d’une gigantesque main de néon. Raysse, ce naïf du néon, électrise les foules. Tiendrait-il symboliquement l’Amérique entre ses mains?

Esthétique pauvre et retour du socle
Les sculptures que Raysse réalise dans les années soixante dix utilisent des matériaux plus modestes comme le papier mâché, la pâte à pierre, le papier kraft ou encore le plâtre. Ces petites oeuvres modelées célèbrent les plaisirs retrouvés du fait main, prolongeant ainsi l’esprit des bricolages et des boîtes de la série Coco Mato (1970-1973). Derrière leur côté un peu frustre, Le Sage à la rose, Le Bon Eléphant et La Chèvre, tous trois de 1975, témoignent d’une recherche de modelé évidente, qui ne renie pas pour autant les installations de la période « pop ».
L’agencement de La Chèvre rappelle ainsi une « installation » de 1966, Proposition to Escape : Heart Garden (4). On y retrouve sensiblement les mêmes éléments, mais les matériaux utilisés ont changé : la massive et lumineuse barrière de métal et de plexiglas est devenu une petite clôture en bois tandis qu’une unique plante verte (contre trois plantes dans l’oeuvre de 1966) est une nourriture à jamais inaccessible pour la pauvre petite chèvre, réduite à manger la semoule déversée à ses pieds. A une esthétique publicitaire et clinquante répond ainsi une esthétique pauvre et artisanale qui n’est pas sans lien avec la dimension naturaliste de la série Loco Bello (1973-1976). (5)
En 1980, en particulier grâce à l’introduction de la pâte à pierre, la sculpture de Raysse s’oriente vers une plus grande maîtrise des formes du corps et une recherche spatiale plus affirmée. La Sage Elise, L’Ogresse des grandes surfaces, L’Archer ou encore Hercule della Quercia, utilisent la pâte à pierre associée à d’autres techniques comme le carton, le papier, le plastique ou le plâtre. La Déesse, oeuvre de 1980, est réalisée au moyen de différents matériaux : le bois, le papier et la terre, employée pour la figure principale de la déesse agenouillée, et le néon, cher à l’artiste depuis les années soixante, et que l’on retrouve également pour l’arc de L’Archer.
Le socle redevient un élément à part entière de la sculpture et contribue à faire de ces petits modelages, de véritables ébauches de statuaire. Dans La Déesse, L’Archer et Hercule della Quercia, il apparaît comme un bloc régulier, planche ou socle proprement dit ; d’autres sculptures ont un socle plus grossier : La Sage Elise est debout sur un gros caillou, un escargot à ses pieds, alors que L’Ogresse des grandes surfaces, sorte de parodie de la Femme avec caddie (1969) de Duane Hanson, se tient sur une base triangulaire.
Martial Raysse a réalisé deux oeuvres qui méritent une attention particulière : Xoana de la dame blanche et Xoanon de basse terre, toutes deux de 1986. Au-delà du matériau utilisé, le plastique, le choix des titres est troublant. Il fait explicitement référence aux premières oeuvres de la sculpture grecque archaïque, qui avaient une fonction religieuse et funéraire.(6) Raysse, dans son cheminement artistique, éprouve en effet le besoin de remonter aux sources de la sculpture, en « régressant » au niveau des premières sculptures de l’art occidental.

La révolution symbolique de la statuaire
Au milieu des années 80, le travail de sculpteur de Martial Raysse connaît un essor sans précédent. Trois importantes commandes pour les villes de Nîmes et de Paris lui ont permis d’utiliser le marbre et le bronze, les matériaux traditionnels de la sculpture (7), et d’opter pour les techniques de la fonte à cire perdue et de la taille directe. À ces procédés classiques prestigieux, l’artiste associe les sujets et l’esthétique de la sculpture traditionnelle. Dans la lignée des sculpteurs de la Renaissance italienne ou du Grand Siècle français, Martial Raysse renoue avec une conception ancienne de la sculpture, la statuaire.
Sa première sculpture en bronze, L’Aigrette (1986), a été réalisée dans le cadre de la Fontaine de la place du Marché à Nîmes. Cette fontaine en marbre a été exécutée avec l’aide du sculpteur italien Vito Tongiani. En 1988, Martial Raysse réalise son premier groupe statuaire, Sol et Colombe pour le parvis du Conseil économique et social, place d’Iéna à Paris. En bronze de patine noire, cette sculpture réunit deux personnages dos à dos, séparés par deux colonnes. L’ensemble repose sur un socle en granit noir en forme d’étoile à huit branches. En 1989, l’artiste utilise à nouveau le bronze pour deux sculptures du portique de la Source de l’Etoile de la place d’Assas à Nîmes.
Ric de Hop la Houppe (8) en 1991 est l’aboutissement des recherches sculpturales de Martial Raysse. Coulée en Italie à Florence, cette sculpture témoigne d’une maîtrise plus aboutie du bronze grâce à l’emploi de la patine fiorentina rouge.
À travers ces commandes publiques, Martial Raysse instaure un dialogue fécond avec les formes classiques tout en préservant l’aspect trivial de son travail. Les deux statues du Portique de la Source de l’Etoile sur la place d’Assas à Nîmes sont en fait faussement classiques. Raysse se plaît à y mêler l’antique sévère et le ludique. Sa sculpture, et plus généralement son art, se place sous le signe du jeu sérieux, comme en témoigne encore Basta, une petite figure en bronze qui brandit une flèche jaune en plastique. (9)
Le retour à la sculpture classique de Raysse n’est pas une simple restauration classique, ni le symptôme d’un quelconque « retour à l’ordre ». Il ne s’agit pas non plus de l’illustration d’une esthétique postmoderne. Son ambition est toute autre : Raysse entend opérer une véritable révolution symbolique.
Quelque peu tombée en désuétude de nos jours, en dépit de prestigieux précédents au XXe siècle (10), la statuaire permet non seulement à Raysse d’inscrire son oeuvre au sein de l’espace urbain, mais aussi et surtout de développer un langage symbolique à très large échelle.
Au même moment, la peinture de Raysse affirme un identique souci de monumentalité et de lisibilité. Les personnages peints par Raysse dans les années 80 ont alors une frontalité très sculpturale. Ils font face au spectateur, tenant bien souvent un attribut ou un objet dans leur main, comme la jeune fille de La Source ou Le pèlerin de la Pierre-Juste de 1987. Le dialogue entre peinture et sculpture est évident, jusque dans les thèmes développés en parallèle, notamment celui des sources.

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1) Martial Raysse, extraits de l’entretien « L’école de Nice à la Biennale de Paris », Communications, Nice, n°4, oct.- nov.1961, p. 22 ; repris dans le catalogue de la rétrospective Martial Raysse, Paris, 1992, p. 36
2) Martial Raysse, 1992, p. 36
3) Ibid.
4) Cette oeuvre fut présentée à la galerie Alexander Iolas de New York en novembre et décembre 1966 lors de l’exposition À géométrie variable. Traduit en français, son titre décline une sorte de sentence poétique mi-naïve mi-utopique : Proposition pour s’échapper: Jardin du coeur, une ligne de coeur de néon bleu étant le seul élément qui réussisse à sortir de l’enclos. Dans une autre photographie de l’oeuvre (reproduite dans Martial Raysse, 1996 par Alain Jouffroy) une femme à l’attitude mélancolique est restée prisonnière à l’intérieur du « Jardin du Coeur ».
5) Lorsque Raysse inscrit le mot « SALAUDS » sur un pastel de 1974 (Centre Georges Pompidou, Paris), cette dimension naturaliste prend alors des airs de révolte. Le Land Art au début des années 70 se place lui aussi sous le signe de l’engagement écologiste, en multipliant les propositions et les actions dans et sur la nature.
6) Les xoana étaient des statues de culte de petites dimensions qui étaient habillées et promenées lors des processions rituelles. Depuis les stèles égyptiennes ou grecques jusqu’aux décorations de nos cimetières, la sculpture a été l’art funéraire par excellence, celui qui est chargé d’assurer sinon une forme de survie au défunt, du moins la pérennité du souvenir.
7) Ce sont les deux matériaux les plus répandus dans l’Antiquité gréco-romaine.Les Grecs affectionnaient plutôt le bronze tandis que les Romains privilégiaient davantage le marbre. Ces deux matériaux « nobles », auxquels il faut ajouter le bois, ont dominé l’histoire de la sculpture occidentale pendant des siècles avant que de nouveaux matériaux apparus à l’époque moderne (métal, acier, matières plastiques, polystyrène, etc.) ne viennent détrôner leur suprématie.
8) Raysse l’appelle aujourd’hui simplement Hop la Houppe. C’est le « cousin » de Liberté chérie, avatar du projet pour un monument commémoratif de la Révolution française, 1990, fonte en bronze à cire perdue, 65 x 40 x 35 cm. 9) Sa jambe levée évoque à Geneviève Breerette la pose de la
Salomé de Picasso (Le Monde du 30/01/2005) On peut penser également aux danseuses de Degas (notamment la Grande Arabesque d’Orsay, 1892-1896), dont Martial Raysse dit par ailleurs admirer les pastels.
10) Il convient ici de faire un parallèle entre la production de statuaire de Raysse et son recours à la perspective en peinture, « à rebours de Mondrian et de Matisse ». Si l’usage de la perspective inscrit Raysse dans la grande tradition de la peinture classique, et, en ce qui concerne le XXe siècle, dans la filiation de Dix, De Chirico, Dali ou Hopper, sa statuaire le rattache, au-delà des oeuvres de l’antiquité gréco-romaine et la Renaissance, aux artistes de l’entre-deux-guerres, notamment à l’oeuvre de Maillol, Bourdelle. Perspective et statuaire participent ainsi de l’élaboration d’un langage classique.
mis en ligne le 30/07/2007
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