Dossier Shanta Rao

Ordalie
Par Laurent Martin


Ils posent sans se masquer, ils jouent sans rien raconter. Leurs gestes sont artificiels mais ne sont manifestement qu’un prétexte, un dispositif qui donne aux images leur unité de méthode. Pas de fiction, ou plutôt pas de drame : les modèles
ne sont pas investis d’un rôle. On les sent naturels, à peine dérangés dans leur quotidien. Quant à leurs attitudes étranges, ils les adoptent avec mesure et simplicité. Pour rendre service. C’est dans ce contexte hybride, de réalisme ordinaire et d’allégories sans clefs, que les images nous arrivent. Les modèles
sont bien là, disponibles et appliqués. Mais cette présence, simple et vive, associée à leur comportement de somnambules, se met à nourrir un manque qui envahit tout le cadre.

En découvrant les images provoquées de Shanta Rao, j’ai pensé à Tamasaburo Bando, que j’ai vu jouer sur les planches du Kabuki-Za de Tokyo. À la fois hors de lui-même et hors de son personnage, il tenait les spectateurs sur une crête fragile, les retenant sans cesse de basculer dans l’illusion ou dans le détrompement. Tantôt acteur, tantôt poupée articulée, il repoussait à égales distances l’art, jugé vulgaire, d’une trop grande véracité et celui, trop hiératique, de la pure représentation formelle. C’est dans cet interstice où il se maintenait avec virtuosité que l’assemblée reconnaissait son art et trouvait son plaisir. Le summum de sa maîtrise était de laisser l’imitation imparfaite, et d’offrir ainsi une prise à la lucidité par laquelle s’apprécient la technique et le jeu. Il y a toujours, mêlé à notre plaisir de spectateur, celui de la réflexion sur l’artifice dont on s’est servi pour nous séduire. Et ce plaisir confus risque de disparaître dès que l’illusion est entière.

De la même manière, dans le domaine des images, notre pulsion à contempler des imitations de la nature se trouve désamorcée si le résultat est trop soumis à la vraisemblance. Dans la photographie et le cinéma, l’illusion est telle que le regard
traverse la surface sans s’y arrêter puisque « tout va bien ». Certains plasticiens altèrent d’ailleurs leur technique photographique pour stopper le regard sur cette surface. Shanta Rao choisit de le faire rebondir. Elle conserve sa maîtrise photographique et transfère délibérément sur le modèle ce pouvoir d’arrêter le regard qu’ont les imperfections.

J’utilise ce mot, « imperfection », pour décrire une faille dans la vraisemblance : il s’agit seulement de ne pas trop en dire, ou en tous les cas de ne pas le dire avec trop de science et d’adresse. Souvenez-vous de ces acteurs de la Nouvelle Vague qui parlaient d’un ton monocorde, mi-chantant, mi-déclamant, toujours en dehors. Dans La Maman et la Putain, de Jean Eustache, c’est sur ce même ton sérieux, rendu plus formel encore par un vouvoiement improbable, que Jean-Pierre Léaud s’écrie tout d’un coup : « Vive le faux. Le faux, c’est l’au-delà du vrai. »

Justement. Quel est cet au-delà auquel aspire le praticien du faux ? Montrer simultanément l’être et son dévoilement ? le personnage et son reflet, son émanation, son ombre ? Shanta Rao prêche le faux pour obtenir l’ailleurs. Les modèles n’ont jamais été là où nous les voyons ; c’est la photographie qui se
charge de les impliquer. Le faux y devient une ordalie, une machination chargée d’inventer la pose dans laquelle le modèle se trouvera doublement visible, à la fois vêtu et dévêtu. Shanta Rao a élaboré un dispositif dans lequel le sujet en se
contrefaisant en quelque sorte lui-même s’abstrait sans se dénaturer. Certaines photographies portent plus que d’autres la marque du stratagème, elles le revendiquent même puisqu’il n’est en rien secret. Mais on peut tout aussi bien l’ignorer. Car dans quelques-unes plus mystérieuses, la figure se tient dans un espace de vide incertain entre le témoignage et le jeu. Ici on ne ressent plus de besoin d’éclaircissements. On savoure presque de ne rien savoir. On ne s’attache plus alors aux personnages vrais des modèles, à leur être documentaire, et on ne
cherche pas pour autant à identifier les gestes artificiels qu’ils accomplissent. Il y a comme un délice inquiétant à rester entre les deux. Ils ont été surpris dans une intention mystérieuse qui court d’une scène à l’autre, mais cette intention est tout d’un coup assez légère pour libérer les images. Et notre rêve avec elles... Car, une fois ces images libérées de leur argument, on peut déserter avec soulagement le front des artifices contemporains pour retrouver la lutte avec la matière picturale.

Unique dans la série pour être le seul portrait en pied, la première image se distingue aussi par sa composition géométrique. Dans un décor au dénuement de cellule, le sujet est un homme jeune à la silhouette massive. Il se tient debout dans
l’entrecroisement de trois triangles virtuels qui forment autour de lui un volume sensible et complexe : voyez l’angle creux du mur qui court vers trois des bords du cadre, puis le triangle penché que forment les trois seuls objets – dérisoires – de la
pièce, et enfin le triangle vivant dont la base est ce corps bonhomme, et le sommet un point invisible et lumineux (les oiseaux de François d’Assise ?) sur lequel il se referme par les mains et le regard.

Est-ce à l’évocation d’une conversation avec des oiseaux, je m’aperçois que j’associe à cette première image celle de la dame au tablier blanc. Aucune composition complexe, cette fois : par le jeu des éclairages cette dame semble même être un découpage emprunté à un autre décor. Mais comme le personnage
précédent, et c’est peut-être une constante plastique des gestes tournés vers l’invisible, elle nous rend l’invisible sonore. Elle semble même à ce point absorbée par l’écoute qu’à l’inverse de la paisible musique de la photographie précédente
celle-ci paraît étrange et inquiétante. J’en viens même à imaginer que derrière ce visage empourpré et timide se cache un vacarme irrépressible : c’est sûrement à cause de ce vert qui crépite partout, un vert saturé et assourdissant, envahi de cymbales et d’insectes.

J’apprécie particulièrement les deux personnages à la tête penchée. L’un exalté, tournoyant sur un socle de bleu et de vert (son blue-jean et de l’herbe) ; l’autre comme suspendu, tombant douloureusement, adossé à un vitrail de bûches et de feuillage. Ce raffinement baroque dans les postures m’évoque un alignement de statues, comme celles qui surplombent les églises du Seicento en Italie, de la gestique maniériste de leurs mains et de leurs cous tendus, chair flottant sur un fond de nature sombre et impénétrable, jusqu’à cet éclairage artificiel des visages, clair-obscur, lumière venue d’en bas dans laquelle ces saints d’on ne sait quelle cause sont absorbés entièrement par un tourment invisible.

J’ai parlé de saints mais ceux-là n’ont pas d’attribut et on serait bien en peine de trouver un sens à leur martyre. Cette absence de raison parcourt d’ailleurs toute la série au point de laisser le spectateur inquiet. Même dans les scènes les plus légères, comme ces images d’Épinal en costume flambant, il y a toujours un détail par lequel on voit s’engouffrer un vent de folie. Parfois même on ne voit rien, qu’un groupe d’illuminés errants, seulement liés par leur ivresse commune et dispersés
en ces bois pour un motif qu’on ignore.
Parce qu’il n’y a pas de sens.
Mais il n’y a pas non plus de non-sens. Ce qui peut nous faire
signe est d’un autre ordre : c’est une image qui réclame d’être
inventée. Les personnages n’y sont plus qu’une relation. Un
chemin offert. Un rebond.

Laurent Martin

(Laurent Martin, compositeur. Catalogue Images au Centre, 2003, Monum, Éditions du patrimoine)

Shanta Rao est lauréate de la Villa Médicis hors les murs.

Dernières expositions :
2003 The Pretenders 2. Images au Centre 2003, Château de Cheverny, France.

2001 Father Figure. Noorderliecht - Groningen (Pays-Bas).
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