Dossier Jack Vanarsky :

Dans le labyrinthe de l’oreille de Kafka
par Gérard-Georges Lemaire


« Tout oublier. Ouvrir la fenêtre. Vider la chambre. Elle est traversée par le vent.
On ne voit que le vide, on cherche dans tous les coins et l’on ne se trouve pas. »
Franz Kafka, Journal,19 juin 1916



Max Brod nous a laissé une description de la chambre d’étudiant de Kafka : « Un lit, une armoire, un vieux petit bureau où trônent quelques livres et beaucoup de cahiers d’écolier. Loin d’être inhabitable, cette chambre n’a cependant rien pour plaire à ceux qui cherchent l’ornement, le confort, le luxe. Au mur, deux tableaux seulement qui, d’ailleurs, n’y sont que par pur hasard et répondent plutôt au goût de l’ancien locataire…»
Dans sa quête désespérée d’un appartement où il ne souffrirait plus du bruit d’aucune sorte, sa soeur cadette, Ottla, loue pendant l’hiver 1916-1917 une des drôles de petites maisons de la Zlatà Ulicka, la ruelle des Alchimistes, qui se trouve dans l’enceinte du Château. Dans cette demeure de poupées, qui ne compte qu’une chambre, une cuisine minuscule et un grenier, Kafka peut écrire jusqu’au fond de la nuit. Rarement il a pu travailler aussi bien et avec tant de bonheur : c’est là qu’il a écrit dans ses carnets in-octavo les textes composant Un médecin de campagne. Dans son journal, son ami Brod note : Chez Kafka dans l’Alchymistengasse. [...] Cellule monacale d’un véritable poète. »

Kafka est littéralement obsédé par le bruit. Tout ce qui passe par le conduit de l’oreille lui est pénible et le seul art qui lui indiffère est la musique. Dans une lettre à Felice Bauer, il évoque ses mésaventures auditives dans son dernier logement : « Une chambre de coin, agréable, confortable, avec deux fenêtres et une porte-balcon. Vue sur une quantité de toits et d’églises. Des gens supportables, car, avec un peu d’entraînement, je dis arriver à ne pas les voir du tout. Une rue bruyante, des voitures lourdement chargées dès l’aurore ; je m’y suis pourtant presque accoutumé. Cependant, chambre inhabitable pour moi. Elle est bien au bout d’une très longue antichambre et assez isolée extérieurement, mais c’est une maison construite en béton, j’entends, ou plutôt j’entendais, jusqu’après 10 heures, les soupirs des voisins, les conversations qu’on tenait aux étages inférieurs, par-ci par-là un fracas dans la cuisine. De plus le grenier se trouve au-dessus du plafond qui est bien mince, et on ne pouvait prévoir à quelle heure tardive
de l’après-midi, juste au moment où je voulais travailler un peu, une innocente servante en train de pendre du linge me martelait littéralement le crâne à coups de talons. Par-ci par-là, on entendait aussi un piano et, en été, venant du demi-cercle
des maisons rapprochées, des chants, un violon, un gramophone. »

D’où l’oreille énorme qui passe le mince entrebâillement de la porte dans l’oeuvre de Jack Vanarsky. Une oreille qui ne peut souffrir le bruit, mais aussi une oreille à l’écoute du monde. Celle-ci se meut — imperceptiblement. Elle introduit un léger sentiment qui, de furtif se fait angoissant, d’une inquiétante étrangeté dans cet espace qui ressemble au décor d’un théâtre où ne viendra jamais aucun acteur.

Dans la chambre, peu de choses : une table, une chaise, une lampe allumée, une fenêtre au verre opaque où se découpe la silhouette de Kafka. Et des livres. Ces livres sont vivants même si un porte-plume est planté dans les pages de l’un d’eux. Ils respirent avec lenteur, en silence. Il émane de ces volumes une vague inquiétude, comme si ce qu’ils renferment pouvait être un danger auquel personne ne saurait donner un nom ou attribuer une origine.

Jack Vanarsky, dans cette Chambresans qualité, a produit une représentation double de l’univers de l’auteur du Procès: il postule cette mise en scène en un point hypothétique d’intersection entre son existence et sa recherche littéraire, qui nous sont parvenues dans une ambiguïté profonde à cause du Journal sauvé par Max Brod de la destruction et ensuite publié dans le monde entier. Ce document fait de Franz Kafka l’une des figures les plus énigmatiques et les plus complexes de la littérature du siècle dernier. Cette ambiguïté, l’artiste l’a traduite par ce dispositif où ce qui s’anime provoque émerveillement, fascination et un léger malaise. En sorte que le ressort esthétique qu’il a mis en oeuvre est celui d’une forte attirance et d’une légère mais irrépressible sensation de répulsion. La beauté de cette oeuvre réside bien là : dans la conscience qu’elle ne peut advenir que par l’introduction d’une infime dose d’un poison qui ronge l’âme et engendre le doute.
Gérard-Georges Lemaire
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