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Les artistes et les expos
Bernar Venet, La règle du jeu
editorial : La question de l'art sacré par Jean-Luc Chalumeau
par François Barré

Les onze sculptures de Bernar Venet implantées à Luxembourg ne sont pas les ajouts décoratifs d’un ensemblier venu là pour agrémenter une promenade. Ces oeuvres impressionnantes ne veulent ni célébrer, ni édifier, ni entrer en aimable dialogue avec leur environnement, ni répondre à la demande d’un sujet majuscule qui, par elles, ferait signe à la postérité. Elles expriment la force autonome d’une oeuvre constituée, réglée jusqu’en ses incertitudes.

Toute une genèse de l’oeuvre d’art s’est écrite dans l’énigme de la forme, le mystère du jaillissement, l’ambiguïté des sens, l’affect et l’effusion. Bernar Venet a toujours pris des positions radicales le situant aux antipodes de cette subjectivité à l’oeuvre et l’inscrivant dans la logique d’une modernité construite en rébellion pour affirmer la rigueur du calcul, le primat de l’objectivité et la nécessité d’une procédure explicite ; mais encore le refus de l’artiste mage, du chaman et de son aura. Son travail privilégie une plénitude du sens concentré en une monosémie, le choix de matériaux exempts de connotations symboliques et un mode d’agir fondé sur l’édiction de règles strictes.

Bernar Venet, Trois lignes indéterminées, 1994. 275 x 497 x 280 cm. Acier roulé.Comment l’oeuvre naît-elle ? Est-elle l’effet d’une alchimie mystérieuse, nous plaçant devant les mystères premiers de l’invisible et de l’indicible ou peut-elle au contraire découler d’un principe de causalité, fut-il d’incertitude ? Les recours aux mathématiques, aux graphiques, aux formules algébriques, que dicte la raison ou bien au hasard, aux accidents, aux écroulements qui la masquent, expriment la volonté de Bernar Venet de ne pas se placer dans la position du créateur démiurge faisant advenir le monde ainsi que le décrivent les livres sacrés : « au commencement était…». Ce qu’il peut y avoir « d’indéterminé » dans cette ligne de conduite et de recours à des logiques extérieures produisant un ordre caché sous des désordres apparents, ne relève pas davantage d’une démarche « automatique » surréaliste, subvertissant – selon la jolie formule de Benjamin Péret – «… le principe de causalité, qui, soluble dans l’huile, est le père de l’artichaut ».

Bernar Venet est ailleurs, dans la création d’oeuvres autonomes exprimant selon des procédures et des recherches parfaitement maîtrisées, une vérité, une objectivité, une justesse, une évidence. La procédure, le mode de fabrication (« le comment qui définit le quoi » précise-t-il) ; la non-composition (aucun ajout, aucune soudure ; l’oeuvre est littéralement une résultante) ; la soumission au matériau (« Le matériau n’est pas utilisé pour créer des formes, il est la forme même » dit encore Venet) ; le refus du contexte et d’une quelconque « esthétique relationnelle » comme stimulus de l’oeuvre, tout cela tend explicitement à faire de l’artiste un expérimentateur (du concept autant que du savoir-fer, oserais-je écrire). Mais mon propos, trop réducteur, ne révèle pas suffisamment la complexité et la difficulté de la route tracée.

Il est possible d’établir un parallèle entre la démarche de Bernar Venet et l’analyse de Roland Barthes sur la structure, le comment de l’écriture, la recherche d’un « silence de la forme » et d’une «…écriture blanche, libérée de toute servitude à un ordre marqué du langage ». Venet côtoie Barthes lorsque celuici en appelle à une « écriture innocente » retrouvant la condition première de l’art classique : l’instrumentalité et l’écrit : «…Mais cette fois, l’instrument formel n’est plus au service d’une idéologie triomphante ; il est le mode d’une situation nouvelle de l’écrivain, il est la façon d’exister d’un silence ; il perd volontairement tout recours à l’élégance, à l’ornementation…»

Mais à la fin, cependant, il y a toujours une forme, un suspens entre le plein et le vide et pour qui, au tournant du chemin, découvre une des onze sculptures, une émotion que la raison ne saurait apaiser. Ainsi – ce ne serait pas un paradoxe – pourrait-on mettre en lumière une matérialité formelle de l’écriture et le caractère scriptural des oeuvres, leur co-existence altière avec les espaces qui les accueillent, la force et la beauté d’un mouvement arrêté, l’apparente légèreté d’un corps pondéral et s’interroger sur la persistance des effets plastiques.
C’est qu’au delà de la raison et du retrait, l’expérimentateurfabricateur est un artiste, un grand artiste, maître de l’oeuvre et à qui, finalement, rien n’échappe, et surtout pas les échappées. Le risque, pourtant demeure ; il est la règle de ce jeu, son péril et son plaisir. Il interdit d’inverser la proposition de Jean Cocteau pour concéder : « Puisque ces mystères me sont connus, feignons de n’en pas être l’organisateur ».

Jamais congédiée, l’incertitude est la compagne active de la création ; jamais oubliée, l’expérience (non l’accumulation d’un savoir, mais la prospection et la recherche) appelle l’interrelation et révèle de nouveaux équilibres. L’ordre et le désordre ne sont pas, dans l’oeuvre de Venet, les deux axes d’un monde binaire mais des figures d’une réalité calculable certes, mais toujours en mouvement, mêlant les forces et résistances de la structure, les données physiques et matérielles du réel aux arrêts, souverains et serfs à la fois, d’une invention plastique. La ville est un livre ouvert. Livre de pierre disait Hugo. Quelques lignes d’acier, quelques pages nouvelles écrites et offertes par Bernar Venet, viennent aujourd’hui enrichir une histoire.
François Barré
(Bernar venet a exposé en été 2003 dans la ville de Luxembourg et en automne dans les jardins des Tuileries à Paris.)
mis en ligne le 26/02/2004
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