Dossier Fabienne Verdier
Contre les barbelés


par ThierryLaurents

L'art contemporain ressemble bien souvent à un camp cerné de barbelés et de miradors. N'entre pas qui veut à l'intérieur de cette enceinte tenue par des gardiens sévères. L'artiste, le critique ou le commissaire d'exposition qui souhaite y être admis doit satisfaire à des rituels d'adoubement, montrer patte blanche, en un mot ne pas critiquer les choix de ses parrains et les imposer aux futurs impétrants. Il existe aujourd'hui quelques centaines d'artistes qui ont accédé à la reconnaissance officielle. Inutile d'aller chercher plus loin: ce sont ceuxlà qu'il faut encenser, et leur liste nous est fournie par le fameux Kunst Kompass, classement des artistes en fonction de leur visibilité sur la scène internationale. Alain Quemin critique à cet égard l'attitude des décideurs publics dont les orientations obélssent davantage au syndrome du mimétisme qu'à des convictions personnelles. En son temps, le philosophe Yves Michaud avait déjà dénoncé cet « hyper empirisme sans principe » qui préside au choix des « commissaires ». Thierry de Duve définit, quant à lui, l'art contemporain comme un « nom propre » en ce sens qu'il n'existe plus de théorie à priori visant à le délimiter, mais simplement une succession de choix arbitraires. L'art procède donc du seul constat. In fine, le critère de sélection repose sur des données purement sociologiques: le monde de l'art appartient à ceux qui ont réussi à connaître les ficelles pour en faire partie, et la meilleure ficelle est de cautionner les choix de ses pairs (qui eux-mêmes ont en fait autant) et d'éviter toute dissidence. Vision sociologique d'un art contemporain en régime féodal, où de petits marquis ambitieux se plient aux verdicts des ducs et des princes. Ce système aboutit à un consensus flou et surtout à une absence de droit à la critique. Mettre en cause un artiste officiel, c'est risquer de se voir rejeter du cénacle et ruiner plusieurs années de carrière. Il y eut des temps plus libres que le nôtre, celui où un Diderot se permettait en termes parfaitement acides de fustiger les œuvres des artistes les plus admis, celles de François Boucher par exemple. Aujourd'hui l'impertinence frondeuse n'estplus de mise.

Cette féodalité engendre une double intransigeance. Intransigeance de l'intérieur, où toute opinion dissidente est proscrite au sein de la citadelle de l'art contemporain. Intransigeance de l'extérieur, celle des exclus, des recalés, et qui met en cause aveuglément tout ce qui est accrédité sous le label « art contemporain ».

Dès lors deux camps s'affrontent. Ceux qui sont « pour » l'art contemporain, et qui l'acceptent en bloc (le seul débat autorisé aujourd'hui est d'ordre philosophique: l'art est devenu une réflexion sur sa propre définition, nous dit le néo-hégélien Arturo Danto). Ceux qui sont « contre » l'art contemporain et qui le réfutent en bloc. Des deux côtés, les mêmes positions de principe, le même mépris de l'autre, le même refus du dialogue, le même totalitarisme de la pensée et du jugement.

N'est-il pas temps de renverser les miradors qui maintiennent « l'art contemporain » en état de citadelle ? Pour cela, peut-être faut-il modifier la situation sur deux points. Réintroduire le droit à la dissidence à l'intérieur même du camp « contemporain », avoir donc le droit de critiquer les stars du moment, sans risque de passer pour borné, fasciste ou ignorant. Abandonner le débat désuet « pour » ou « contre » l'art dit « contemporain », réintroduire en revanche le jugement portant sur la seule capacité de l'artiste à mettre en œuvre sa propre démarche, même si celle-ci tourne ostensiblement le dos à toute notion de progrès ou d'avant-garde, tant il est vrai que le constat est unanime: l'histoire de l'art a touché à sa fin (Arturo Danto, Hans Belting).

Au cours d'un colloque à l'École Normale Supérieure où Harald Szeemann était invité à évoquer son travail relatif à la dernière Biennale de Venise, j'ai cru comprendre que son critère de choix était « l'intensité visuelle », cette force émotionnelle que dégage une œuvre et qui passe par le regard. Un tel critère (plus proche donc des thèses pragmatistes du philosophe américain John Dewey que celles analytiques de Danto) a l'avantage de transcender toutes les catégories d'art, d'être utilisable pour toute forme d'expression plastique, de l'art d'attitude reposant sur la performance, le spectacle ou la gestuelle corporelle, au tableau installé dans une tradition classique.

Des calligraphies de Fabienne Verdier se dégage précisément une incroyable intensité visuelle, reflet sans doute de l'ascèse spirituelle qu'elle a pratiquée avec les grands maîtres. L'artiste appartient à cette tradition orientale qui veut que l'âme apprenne à se dissoudre dans le grand Tout qu'est la nature, le monde, et l'être. Démarche radicalement opposée à la tradition occidentale qui affirme la toute-puissance de l'ego de l'artiste, de sa capacité à exprimer son génie propre. Effacement du moi, état fusionnel avec l'esprit du monde, osmose avec la nature, tels sont les états psychiques qui président à l'élaboration des magistrales calligraphies de Fabienne Verdier et qui résultent de plusieurs années passées en Chine à s'imprégner de la spiritualité des sages. Fabienne Verdier se réclame donc de la tradition des grands maîtres, élégante manière de vivre sa dissidence à l'égard d'une contemporanéité à laquelle elle ne cesse parfaitement d'appartenir, au nom même de cette dissidence.

Thierry Laurent
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