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Pour un art au-dessus de la mêlée
Mark Wallinger, Angel, 1997, installation, projection vidéo.
Jean-Luc Chalumeau
Ecrivain médiatique, Philippe Sollers a choisi depuis longtemps d’occuper toutes les tribunes à sa portée et d’y parler de tout, à l’agacement de certains, à l’admiration d’autres. Je suis de ceux qui le lisent avec intérêt, parce qu’il lui arrive de donner des points de vue originaux sur des problèmes qui ne sont pas spécifiquement littéraires : le marché de l’art par exemple. Il en est notamment question dans Eloge de l’infini, suite de la savoureuse Guerre du goût, véritable " projet stratégique " indiquait l’auteur à Catherine Nay dans le Figmag du 4 août dernier. Projet stratégique en ceci que Sollers se verrait bien maître d’œuvre d’une nouvelle encyclopédie dans la tradition des Lumières françaises, " en un siècle où chacun communique sans même savoir ce qu’il sait et éprouve vraiment " et à une époque qui se " caractérise par le fait que l’on croit tout savoir et qu’on est sûr de ne pas se tromper ; d’une certaine façon, seul l’argent dirait la vérité ". Aussitôt, la journaliste demande si c’est pour cela que certains tableaux sont vendus à des prix astronomiques. Réponse intéressante, me semble-t-il, de Sollers : " C’est l’hommage du vice à la vertu. L’argent devient la pierre de touche d’une vérité (…) Si ces œuvres atteignent des sommes fabuleuses, c’est parce qu’elles révèlent à ceux qui sont prêts à les acheter qu’ils sont incapables d’avoir certaines perceptions, sensations, certaines capacités de jouissance, d’érotisme qui peuvent aller jusqu’à toucher au salut même de l’âme, à la rédemption, qu’il y a une expérience unique qui leur est interdite, mais qu’ils ont envie de posséder dans l’espoir d’y avoir accès. Cette angoisse qui se manifeste par un désir d’appropriation n’a pas de prix. Ces œuvres ne seront donc jamais assez chères ! ".
Nouvelle question : " que reste t-il au vulgum pecus qui se trouve écarté de ce marché ? " et réponse fort juste : " Les populations sont sensibilisées au fait qu’en se pressant devant les tableaux - où elles croient voir des images -, elles auront un bon point de participation à l’existence, une sorte d’indulgence pour l’éternité ". Le spectacle des files de visiteurs dans les musées, qui se contentent de photographier des œuvres sans les regarder est évidemment désolant. Mais Sollers pourrait aussi parler de ceux qui croient devoir franchir le seuil des grandes manifestations d’art contemporain sans pouvoir y rien comprendre car ils sont démunis des clefs d’interprétation (quand il y en a : on sait qu’un des jeux favoris de certains producteurs d’art aujourd’hui est de présenter des œuvres complètement dépourvues de sens, étant entendu que c’est le spectateur qui doit l’apporter !). Toujours est-il que le "supplément d’âme " est garanti " par une incitation à se presser dans l’animation culturelle. Les seuls à pouvoir parfois intervenir au-dessus de la mêlée sont les architectes, Pei ou Portzamparc par exemple. Ils savent que parmi les foules somnanbuliques, un enfant pourra encore être ébloui par un Cézanne… " Ici, Sollers touche étonnamment juste, sans malheureusement développer, car il n’est pas contestable que les architectes sont ceux par qui une dimension artistique peut être donnée à la cité..


LE VERITABLE ART DU XXIe SIECLE

J’ai essayé de montrer il y a près de deux ans (1) que le véritable art du XXe siècle – et sans doute plus encore du XXIe siècle – aura été et sera l’art qui se place au service des hommes, et qu’à ce compte les architectes y prennent la plus grande part. Le malheur de l’art, depuis environ deux siècles, est de s’être progressivement détaché de toute transcendance et de toute volonté de faire sens. L’art pour l’art a certainement pu procurer des jouissances raffinées à des esthètes distingués, mais il s’est progressivement coupé de la masse des hommes. Le temps des cathédrales auxquelles participaient des communautés humaines entières, soudées dans la même foi et la même admiration, est décidément bien lointain. Mais il n’est pas nécessaire de donner dans la nostalgie : en même temps que nous assistons aux errements où a conduit la séparation entre l’art et le public – et que ne contredisent en rien ni le succès des musées et des expositions ni les prix élevés du marché de l’art comme l’indique Philippe Sollers – apparaissent de nouveaux artistes (architectes et plasticiens) qui ont compris qu’il faut intervenir dans la cité des hommes au service de ces derniers. Pour les aider à quoi ? demandera le lecteur sceptique. Je le renverrai à la typologie en forme de verbes illustrée de nombreux exemples que j’ai proposée (habiter, produire, négocier, échanger, connaître, témoigner, communier, croire). Les Pei et les Portzamparc sont bien les artistes contemporains capables d’intervenir " au-dessus de la mêlée " (mais aussi Jean Nouvel, Richard Meier, Norman Foster et tant d’autres parmi les architectes ; mais aussi les artistes travaillant in situ, par exemple Jochen Gerz et, pour les très jeunes ayant compris ce que leur temps attend d’eux, Amélie Chabannes à qui est consacré le dossier du présent numéro de Verso).


LA BIENNALE DE VENISE A COTE DE LA PLAQUE

Mais les autres artistes, ceux qui nous sont présentés par les institutions, ou les Biennales de Lyon et Venise par exemple, pour s’en tenir aux deux plus importants évènements récents ? A Lyon, n’étaient présents que des adeptes de la vidéo distillant pas mal d’ennui. A Venise, on a vu essentiellement de la vidéo aussi, et des installations : parfois du très bon dans le genre, mais aussi du très mauvais (très bons : Pierre Huyghe et les artistes repérés par Thierry Laurent dans ce numéro. Très mauvais : la prétentieuse animation de la place Saint Marc par Fabrizio Plessi, par exemple, qui occupait les quinze fenêtres du musée Correr avec une vidéo-couleur criarde sur le thème de l’eau et du feu. Cet artiste a-t-il vu la proposition de Bill Viola sur le même thème à Avignon l’an dernier (chapelle du Palais des Papes), où l’effet de beauté était saisissant ? Si oui, pourquoi ce minable remake ? Si non, que d’incompétence de la part du responsable qui a sélectionné Plessi ! Ce responsable, ce pourrait être en l’occurrence Harald Szeemann dont on a beaucoup dit qu’il s’était un peu fatigué depuis la Biennale 1997. Le problème, en fait, n’est pas de savoir si le " Plateau de l’humanité " et ses annexes était une bonne ou une mauvaise exposition. S’il s’agissait de montrer à la foule parcourant l’Arsenal et d’autres lieux qu’est-ce que le meilleur de l’art de notre temps, on était évidemment à côté de la question. Mais s’il s’agissait de recenser des exemples significatifs des artistes aujourd’hui enfermés dans le conformisme du non-sens et du dérisoire, alors c’était parfaitement réussi.


ALLER VERS L'ART AU-DESSUS DE LA MELEE

Les artistes qui m’obligent (avec des moyens souvent techniquement réussis, c’est vrai) à constater qu’ils sont sans projet, sans inspiration, bref : en panne de sens, ces artistes là m’intéressent de moins en moins. Passées les dix sept minutes de réelle fascination devant le ballet lumineux et sonore auxquelles se livrent les fenêtres des deux tours alternativement éclairées de Pierre Huyghe, on est saisi par un étrange malaise : voici beaucoup de savoir-faire pour finalement ne pas dire grand chose. Dans le pavillon anglais, Mark Wallinger s’est représenté en aveugle remontant indéfiniment un escalier mécanique descendant et ne faisant à grand effort que du sur place : allégorie de l’homme contemporain paralysé par la faillite des idéologies ? Ou bien illustration pertinente de l’impasse dans laquelle s’enferment les artistes de la déréliction ou de l’art pour l’art ?
Allons ! Il est temps de se tourner vers ceux qui interviennent " au-dessus de la mêlée " : ils n’ont renoncé, quant à eux, ni à la volonté de rupture par rapport à ce qui est donné comme le " bon art " à un moment donné, ni à la recherche du sens, ni au service de l’homme. D’ailleurs, ces deux dernières propositions reviennent au même et offrent le plus sûr moyen de parvenir, par surcroît, à la beauté.
Aller vers l’art au-dessus de la mêlée, c’est ce que ne font malheureusement pas les institutions et c’est en général, heureusement, ce que font de plus en plus les villes, souvent aidées par des entreprises dont les responsables comprennent que si le mécénat consiste à soutenir les artistes avec désintéressement, mieux vaut encourager la création de ceux qui s’orientent vers le service des hommes. Il y avait de ce point de vue une curieuse contre-épreuve à Venise : les trois monumentales spirales d’acier de Richard Serra (financées par Gucci). C’était certes impressionnant, mais creux dans tous les sens du terme : il fallait pénétrer dans ces espaces vides, et ces spirales ne parlaient de rien. Richard Serra est cet artiste dont l’énorme pièce Tilted arc installée Federal Plaza à New york en 1989 s’était heurtée à l’opposition des riverains. A quoi bon en effet une œuvre qui empêche les hommes de circuler et ne leur offre aucun supplément d’âme ? L’Arc courbe a été retiré et sans doute réintégré dans les musées dont il n’aurait jamais dû sortir. Certains veulent transporter l’art des musées à l’extérieur des musées : ils se trompent. Les erreurs monumentales de ce type peuvent être grandioses et chères, elles n’en sont pas moins des erreurs. L’art-pour-les-musées doit demeurer dans les musées. L’art pour les hommes va à leur rencontre sur leurs lieux de vie, il est vraiment " au-dessus de la mêlée ". C’est cet art là qui doit désormais être encouragé en priorité.
Jean-Luc Chalumeau
mis en ligne le 28/11/2001
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