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Damien Cabanes, le corps premier
par Vianney Lacombe
Damien Cabanes descend chercher en lui-même, par reptation entre les parois de son corps, les corolles de glaise, les organes crus, les foies et les intestins repliés dans leur intimité. Il les amène au jour dans leur torsion secrète et il pose sur eux le regard clair de la peinture, il les habille de lumière. Car il ne faut pas laisser ces formes nues, cachées dans leur opacité, mais écouter le bavardage, la liberté qui s’empare d’elles lorsqu’elles ne se sentent plus surveillées. La peinture est le langage qui rend visible les saillies de cet espace intérieur, elle décrit cette parenté que nous entretenons en nous-mêmes avec la monotonie et le balbutiement des formes primordiales, et le rôle de la couleur est d’isoler du reste du monde ces évènements intimes qui naissent de la chair de la glaise malaxée et tordue.
Damien Cabannes Cette peinture respecte les deux dimensions du travail pictural, mais en imaginant que les bornes du tableau peuvent se refermer sur elles-mêmes dans toutes les directions de l’espace comme infini qui se heurte à lui-même dans le vide qui l’entoure. Les constructions en polystyrène respectent aussi l’idée du plan pictural, mais sous la forme d’une boîte d’espace dans laquelle le tableau est tranché par les plaques de polystyrène peint. Cependant, la matière même du tableau n’est pas la couleur, mais le support blanc qui isole les différentes couches de couleur. C’est la raison pour laquelle le polystyrène est souvent évidé pour montrer que le sens du tableau ne passe pas seulement par les côtés de cette boîte idéale, mais remonte par le centre découpé, circule et s’arrête entre les différentes tranches de cette superposition, créant ainsi un paysage non plus symbolisé et aplati sur une toile, mais de vrais éléments circulant dans la lumière du polystyrène, devenant ainsi une représentation du monde, et en même temps une œuvre unifiée par le matériau utilisé qui génère un espace particulier, séparé du réel.
Damien Cabannes, 1999, 335 x 110x 82 cm, plâtre peint.

La couleur appliquée sur le polystyrène aide à la spatialisation des différents éléments sur lesquels elle s’appuie, elle forme le socle sur lequel l’épaisseur du travail peut s’ancrer, et elle traduit également l’atmosphère dans laquelle évoluent les éléments. Atmosphère artificielle, facticité volontaire qui renforce la sensation de décor que nous éprouvons devant ces œuvres, mais ce décor, même s’il renvoie aux représentations trompeuses que nous avons du monde, est en même temps créateur de tous les ordres possibles de l’illusion, recomposition à partir de polystyrène et de couleurs de constructions nouvelles dans lesquelles le vide et la gravité acquièrent une orientation différente de celle que nous leur attribuons dans notre vision ordinaire.

Car toutes ces œuvres sont contenues par le vide dans leur logique interne, et même lorsque Damien Cabanes n’applique pas de couleur sur le polystyrène, cette accumulation de matériaux qui n’est plus qu’une suite de passages reste détachée du monde. Le blanc n’est pas du blanc au milieu du blanc, il est articulation de lumière, plan de masse animé par des informations qui ne cessent de circuler, mais qui s’arrêtent aux bornes de la réalité, comme un dessin sans papier.

Parallèlement à ces recherches sur l’espace qui privilégient l’ordonnance et la clarté, d’autres éléments du travail de Damien Cabanes font penser à des influences orientales. Formes en toit de pagodes qui se superposent, accumulations qui évoquent des portiques bouddhistes, mais dont toute sacralisation aurait été enlevée. Il ne reste que l’élan ascensionnel de ces montées spirituelles, et leur matérialité organique s’affirme monstrueusement, dérange notre sens de la mesure occidental. Et pourtant, elles sont parfaitement justes et mesurées et acquièrent tout leur sens lorsque nous imaginons ces formes à l’intérieur de nous-même comme une sorte de remplissage d’une dimension de notre corps que nous aurions oubliée, mais qui existe, préservée, et que le travail de Damien Cabanes nous restitue. La monumentalité de ces formes les différencie des objets de terre dont nous avons parlé plus haut, car elles décrivent l’expérience intérieure de notre corps dans sa totalité, ou comme dans ces puits de glaise colorés, l’espace entier creusé par la pensée que nos côtes abritent. Nous sommes là au centre d’un mystère que l’Occident a négligé, le sujet même devenant espace de peinture projeté au devant de lui-même, les yeux fermés il continue de les ouvrir pour nous décrire avec ses mains ce que nous sommes depuis des temps très anciens, et la violence des soubresauts de son pinceau recouvre les parois de ce monde intérieur, dans lequel l'’space est la pensée du rêveur éveillé.

Damien Cabanes, au début du XXIe siècle, reste un artisan-peintre tel qu’on le conçoit depuis des générations. Mais il ne considère plus le tableau comme une fin, seulement comme un moment de notre civilisation. Son travail respecte toujours l’espace pictural, c’est-à-dire les rapports colorés organisés en plans, et s’il peint sur des volumes, ceux-ci n’existent que comme une extension du champ pictural, et non comme mode d’expression sculptural. Mais s’il est un peintre héritier de tout le XXe siècle, et singulièrement du cubisme, il est également un peintre premier. No chaman, ni sorcier, il a néanmoins apprivoisé ce qui est à l’origine de leur pouvoir. La possession de ses mouvements intérieurs et le discernement de cette puissance en action dans le monde extérieur. Ainsi le monde s’anime et tressaille lorsqu’il est reconnu, et prend la forme de celui qui l’a vu.

(Damien Cabanes a exposé avec Philippe Tourriol à " L’H du Siège " à Valenciennes en mai-juin 2001)
Vianney Lacombe
mis en ligne le 29/11/2001
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