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Editorial : La question du sens dans la peinture
Editorial : Contre la dérision dans l'art par Jean-Luc Chalumeau
parJean-Luc Chalumeau
La rétrospective Anselm Kiefer, qui s'est achevée le 24 février à la Fondation Beyeler de Bâle («Les sept palais du ciel 1973-2001 ») et a coïncidé avec la publication d'une savante étude de Daniel Arasse (Anselm Kiefer, éditions du Regard) a remis à l'ordre du jour la question du sens de sa peinture. On se souvient que les français ont fait un triomphe à l'exposition de l'ARC en 1984 et que les américains ont célébré avec plus d'enthousiasme encore l'exposition itinérante de 1989 (Chicago, Philadelphie, Los Angeles et New York). Au même moment, Werner Spies notait dans le Frankfurter Allgeimeine Zeitung que le succès irrésistible de Kiefer reposait sur une fascination pour ses représentations de l'Allemagne "aux clichés bienvenus, se réduisant à des emblèmes germaniques agaçants, mais aussi sur une attraction masochiste et inavouée pour les atrocités concrètement évoquées, pour la beauté du sombre et du calciné ".

gerard fromanger
A peu près seul alors, le critique américain Hilton Kramer avait tenté d'émettre des réserves tout en avouant avoir été fortement impressionné et ému dès son premier contact avec l'œuvre de Kiefer à la galerie Mary Boone. Mais, remarquait Werner Spies, Kramer n'analysait pas " la magie parfois morbide qui, du jour au lendemain, a fait de Kiefer l'artiste le plus important et le plus novateur depuis Pollock ". Le champ était libre pour de vertueuses interprétations des grands tableaux, blanchissant le peintre de toute compromission avec l'idéologie nazie. Daniel Arasse utilise par exemple aujourd'hui de manière fort intéressante la notion de " mémoire construite " pour conclure que " même dans le lieu privé de sa création, l'artiste (allemand) ne peut pas concevoir la culture et la spiritualité (allemandes) sans recourir à un mode de présentation marqué désormais par le national-socialisme ". Ainsi, Kiefer n'évoquerait, avec une évidente complaisance, les aspects les plus terribles de l'histoire allemande que parce qu'il est impossible à un artiste allemand de s'en débarrasser.

Et si ces thèses n'étaient que des stratégies pour donner du (bon) sens à des œuvres hautement ambiguës, beaucoup plus pernicieuses que ces interprétations ne consentent à le dire? Kiefer fait référence à Néron, à Hitler, il s'inspire des architectures nazies d'Albert Speer: qu'à cela ne tienne assurent-elles, ce n'est nullement pour s'identifier à eux, ou encore à Horst Wessel, ce héros hitlérien que Kiefer a associé aux grands noms de la philosophie et de la littérature allemandes (Fichte, Goethe, Holderlin...) mais c'est bien pour " intégrer en lui leur démence, afin de la comprendre " JeanLouis Ferrier). Kiefer ne tenterait de revivre de l'intérieur la mentalité nazie que pour mieux la rejeter. Ne déclare-t-il pas qu'il travaille avec des symboles pour être le dramaturge des mythes allemands ?

Ces interprétations dédouanantes en faveur de Kiefer paraissent un peu courtes. M. Ferrier souligne que le peintre, né en 1945 deux mois avant la capitulation du Reich, appartient à une famille catholique de la Forêt Noire. Fort bien. Il pourrait noter aussi que Kiefer a exprimé sa haine de l'Eglise catholique en des termes particulièrement précis: " Pour travailler, je me suis inspiré des forces spirituelles qui, dans l'histoire, se sont opposées à l'Eglise, ont voulu la dissoudre " (Le Monde, 16 septembre 2000).

anselm kieferKiefer rend hommage au "peintre inconnu" (1983, Kunstmuseum de Bonn). On reconnaît le péristyle de la cour d'honneur de la chancellerie conçue par Speer pour le peintre raté qu'était en effet Hitler. Est-ce assez transparent? Quels sont les éléments permettant d'affirmer que ce tableau participe à un projet de rejet de l'idéologie nazie ? C'est au contraire l'admiration et la nostalgie d'Hitler qui paraissent évidentes. Le fait que Kiefer ait du talent n'est pas en question: j'approuve le jugement de Werner Spies selon lequel " aucun autre artiste de sa génération n'a transposé en expression plastique avec autant de verve, de concision et de puissance symbolique les possibilités matérielles et les ambiances qu'ont pu proposer l'Arte povera, l'assemblage, le happening et Fluxus ". Il n'empêche que cette puissance symbolique est mise au service d'effets tragiques et sinistres puisés aussi bien dans des légendes wagnériennes que dans l'idéologie nazie et que rien, vraiment rien ne permet d'ajouter, comme le fait Mark Rosenthal, que Kiefer a " sauvé " l'architecture néo-classique de l'emprise nazie (" il enlève l'art à Hitler et le rachète ").

Aujourd'hui, les auteurs du catalogue de Bâle réunis par Markus Bruderlin poursuivent méthodiquement ce travail d'interprétation lavant Kiefer de tout soupçon. Ainsi, selon eux, l'hommage Au peintre inconnu doit s'entendre comme une tentative de " détourner a posteriori les honneurs pervertis rendus par les nazis à leurs héros criminels, et à les purifier en les accordant à un authentique héros, le peintre..." Légèrement tiré par les cheveux, non? On voudrait adhérer à ce genre d'explication, mais l'on ne voit rien dans la peinture elle-même qui soit conforme aux bonnes intentions supposées du peintre. Il ne me reste, pour déterminer si le "sens "chez Kiefer est une fascination morbide et complaisante pour les aspects les plus sombres du passé allemand ou au contraire une tentative pour les évacuer, il ne me reste qu'un souvenir. Le souvenir, en l'occurrence, de l'entrée d'Anselm Kiefer dans la salle du Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris où, en 1984, un dîner était donné en son honneur. Le cheveu blond coupé ras, vêtu d'un treillis militaire et chaussé de rangers, ce grand jeune homme était accompagné d'une demi-douzaine d'amis ou gardes du corps portant le même uniforme. Sensation désagréable de l'irruption d'un commando de la Wehrmacht. Illusion, sans doute: je sais que Kiefer vit actuellement tranquillement en France, dans sa propriété du Gard, et que s'il lui est arrivé naguère de faire le salut nazi devant des français, c'était simple plaisanterie. Je sais cela, mais pourquoi se fait-il que je ne parviens pas à lire l'excellente peinture expressionniste d'Anselm Kiefer comme un plaidoyer antinazi ou même seulement comme un art rusant avec des images auxquelles aucun artiste allemand ne saurait se soustraire ?

Serait-il absurde de supposer que Kiefer, peintre techniquement doué mais ayant compris que, de nos jours, le talent ne suffit pas à assurer les conditions d'une grande carrière, a procédé à une injection dans certaines de ses œuvres de diverses transgressions susceptibles de perturber
les spectateurs ? Un bon exemple est donné par la comparaison entre Opération Seelôwe (1975) et La mer rouge (1985). "Là, note Werner Spies, le style ne vient pas établir de différence entre les sujets: on assiste à la troublante contamination réciproque de deux évènements historiques, le plan militaire d'Hitler et l'exode des Hébreux quittant l'Egypte ". Evidemment, le peintre ne prend parti nulle part. L'important est que ses images glauques trouvent des admirateurs inconditionnels aussi bien que des détracteurs scandalisés: cela n'en sera que meilleur pour sa gloire et sa cote. Dans un deuxième temps (nous y sommes), il pourra abandonner les associations d'images transgressives et adopter des thèmes apparemment plus sages: La vie secrète des plantes par exemple, dont le sens est laissé à l'imagination des commentateurs.

Je ne reproche nullement à Kiefer de ne pas donner un sens précis à ses œuvres (le véritable artiste n'a jamais la claire conscience de ce qu'il donne à voir, il ne la découvre éventuellement qu'après l'achèvement de son travail). Je lui reproche de flirter sciemment avec l'interdit, le tabou (allemand ou pas), jusqu'à déclencher le culte malsain des orgies funèbres auquel s'adonnent ses admirateurs (surtout américains). La peinture a tout de même d'autres moyens de faire sens! Deux exemples:

Je trouve le premier page 312 des mémoires de Pierre Daix (Tout mon temps, fayard, 2001). En 1949, le jeune directeur de Ce soir a des difficultés avec la hiérarchie du PC car il s'oppose à la peinture tristement " lisible " du médiocre Fougeron, adepte inconditionnel du réalisme socialiste. C'est à ce moment qu'il découvre grâce à Guillevic des peintures que le poète " voyait faites pour quelqu'un ayant passé autant d'années que moi en prison". Il s'agissait des œuvres de Soulages, " imposantes, avec de grands et puissants signes noirs sur fond sombre, elles créaient une fermeture angoissante, franchie par des trouées de lumière (...) Un peintre de mon âge m'apportait un espace illimité, une forme de transcendance. Je voulais que cet art fût partagé par mes camarades, mais je ne savais pas comment m'y prendre. Je ne pouvais en parler à personne, pas même à Guillevic, inquiet de m'avoir conduit là. J'apprendrais plus tard de Roger Vailland qu'il fut aussi secoué que moi par ce peintre. Soulages a été alors un mot de passe au sein d'une franc-maçonnerie communiste de libres penseurs. "

soulagesJe trouve le deuxième exemple dans un grand tableau de Gérard Fromanger réalisé en 1992: "De toutes les couleurs, peinture d'histoire". Ce peintre dont Alain Jouffroy avait écrit, en 1980, qu'il " a mis à nu la peinture pour faire apparaître la poésie, seul territoire libéré d'un monde " occupé " et préoccupé, par l'idée obsessionnelle et dangereuse qu'on ne peut plus le transformer ", ce peintre n'a jamais renoncé à interroger le monde et, ce faisant, à poser des questions à ses contemporains. Que n'ont-ils mieux observé De toutes les couleurs... il y a dix ans! Ils auraient vu l'Occident menacé, fragilisé par ses propres réseaux proliférants et mondialisés, quelques symboles étant bien visibles: Notre-Dame de Paris par exemple, ou, au centre de la composition, le World Trade Center de New York d'où giclait le sang! C'est encore Alain Jouffroy qui évoquait ce tableau, dans Verso, quatre ans avant le drame du 11 septembre 2001. Il interpellait les " décideurs " de l'art: " en se comportant comme ça, aujourd'hui, comme peintre, Fromanger se condamne lui-même à sortir de l'histoire ". Sous-entendu: de l'histoire vue par les nomenklaturas des pouvoirs administratifs, politiques, financiers... Mais c'était pour livrer une puissante vision de ce qui faisait la trame de la véritable Histoire. Jusqu'à ce que l'événement, brusquement, donne tout son sens au tableau. Non, Gérard Fromanger ne " savait " pas en 1992 que des déments réussiraient à frapper la construction la plus parfaitement symbolique du capitalisme mondial dix ans plus tard, mais il avait déjà compris les forces et contradictions qui devaient déterminer l'Histoire, et il avait su les traduire en peinture.

Oui, décidément, face à la pensée technocratique de courte vue, la pensée de la peinture est nécessaire. Parce qu'elle est critique, parce qu'elle est voyance.
Jean-Luc Chalumeau
mis en ligne le 15/05/2002
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