Dossier Mark Brusse
Les kôan de Mark Brusse
par Véronique Petit

Les Kôan (nom japonais du gongan, pratique fondamentale du bouddhisme Chan, au VIIe et VIIIe siècle, en Chine) sont des petits récits, généralement courts (ils excèdent rarement une quinzaine de lignes et sont souvent rédigés sous forme de dialogue) que des moines bouddhistes s'échangeaient lors de pèlerinages lorsqu'ils rendaient visite à un maître. Le but de ces pérégrinations était de trouver un éveilleur, un maître capable de bouleverser ses interlocuteurs par la rencontre, mais aussi par la parole. Ce n'était pas juste une affaire de communication. Chacun recherchait « la parole vive », celle qui le transpercerait totalement et le ferait accéder à l'éveil intérieur. Ces récits, les kôan, sont souvent remplis de formules déroutantes, inattendues et même paradoxales. Et plus le kôan résiste à l'interprétation intellectuelle, plus il est considéré comme pertinent. Il me semble que l'oeuvre de Mark Brusse, à la façon d'un kôan, résiste à l'interprétation. Il y a en elle quelque chose d'irréductible, qui ne se laisse pas faire, un noyau dur qui provoque, éveille et engage le regard. Comme s'il nous projetait dans « le vif » d'un univers formel singulier, tout empreint d'une vieille sagesse intrépide, un mélange d'innocence et de drôlerie. Le mariage de la carpe et du lapin, de la matière et de la pensée. Des créations qui ont l'impénétrable force du masque et de la nudité. Que ce soient les assemblages, les peintures, les bronzes, les masques, les céramiques, les aquarelles et tempéra sur grand papier Hanji, ses créations donnent à voir des énigmes, quelque chose qui ne peut pas se résoudre à ce qui est montré.

De cet univers visuel et formel déroutant, intrigant, se dégage une étrangeté salutaire : on ne sait pas ce que c'est. Mais cela est, c'est ce dans quoi son esprit curieux, malicieux et voyageur nous embarque à notre insu. En face de ses pièces, je me sens souvent partagée entre l'inquiétude et le plaisir. Les assemblages notamment, de diverses périodes (environ entre les années 60 et 87), que ce soient des objets trouvés et assemblés ou fabriqués. Ça peut faire penser à une guillotine ou à une chaise électrique et ça s'appelle Soft machine. Il y a de la torture ici, d'insidieuses machines désirantes par là, la fraîcheur d'un secret, du mou dans le dur. des machines à ne rien faire, des titres qui surenchérissent, car le langage aussi est mis en jeu de façon ludique et surprenante. Comme les objets, il vous renvoie à quelque chose de déjà connu, un clin d'oeil à une chanson, un état des lieux (Patmos in my mind, Soft Machine, Mal à l'aise). Il y a quelque chose de musical dans ces agencements subtils. Pièces de bois brut et planches, terre cuite et tissu rembourré, grillage et ficelle, dégoulinades de rouge et bleu, chaînes, crochets et vis au service d'aériennes suspensions, du bois lisse chevillé et des couleurs de jardin d'enfants qui ont pour nom Strange fruits, d'autres qui se déploient comme un jeu de construction, des garrots étranglant des coussins (une statuette coupée en deux enserre des coussins et alors la pièce s'appelle Afrika Boo boo.) ; des petits traversins de sable en lingots proprement alignés, des éprouvettes, des sabliers au temps suspendu, des chaussures en cage, des objets usuels, familiers et rassurants (chaise, table, sabot, bol, coquetier) mis ici en condition d'instabilité, l'espace reliant des éléments disparates et les faisant tenir ensemble, en l'air. C'est à la fois abstrait et concret. Mark Brusse associe le lointain et le proche en équilibres mutants.

Réel et imaginaire fécondent l'illusion, créant un espace mental actif. Mark Brusse met en jeu et rend visible la dialectique du paradoxe. Le miroir avec son coin d'édredon, Empty box, face it, troublant, au fort pouvoir d'évocation ; Private clinic, des pièces qui frappent par leur aspect net, lisse et propre, bien tenu, d'une simplicité évidente, je dirais toute néerlandaise et néanmoins transgressive, se jouant de tout puritanisme, de toute rationalité. Et puis on apprend qu'après avoir créé ces pièces, Mark Brusse se retrouvait dans une clinique. L'art et la vie s'engendrent et témoignent l'un de l'autre. L'économie de moyens comme exigence, l'assemblage d'éléments connus (buffet, miroir, escabeau, marche, tablette, bambou, panier, échelle) - mis en espace à la façon d'un rebus, mystérieuse, ironique et onirique - et de matériaux composites ne sont pas indifférents, bien sûr, à l'effet de remise en question, d'insécurité. Mais on se demande par quels chemins, par quelle sorte d'ascèse Mark en arrive à cette simplicité hybride, cette sensualité, à rendre vivantes ces créations ambiguës et poétiques ; on ne sait pas non plus de quelles sensations, histoires personnelles, émotions intimes, savoirs anciens et récents, expériences et retours de voyage est issu ce candide bestiaire (tortue, serpent, singe, crapaud, poisson, goret), même s'il nous renvoie aux mythes de la création, aux croyances dans certaines cultures et à la fable. Mais une chose est sûre : où qu'il se trouve ou se déplace, rien n'échappe à son regard. Il ramasse et engrange pierres, objets, secrets, rencontres, émotions qu'il transforme en les faisant dialoguer ensemble, agissant en témoin attentif du monde qui l'entoure.

Ce qui est intéressant aussi, c'est que Mark Brusse raconte avoir reconnu dans les productions locales traditionnelles (objets rituels, ex-voto et figurines) trouvées sur les marchés, façades de maisons et lieux de cultes en Indonésie et en Corée, des correspondances avec son travail et la confirmation, s'il le fallait, qu'il existerait comme un grand réservoir de formes primaires (ou premières) et archaïques, d'avant les civilisations, que les hommes ont en partage et dont chacun, s'il pénètre en luimême, aurait la connaissance instinctive - ce que C. G. Jung a nommé l'inconscient collectif.

Étonnante aussi cette pérégrination d'organes - cerveau, langue, vulve, main, crânes, oreilles, coeur (mais un coeur gros qui pulse du sang, du son, une cervelle en rhizome, des pensées pierre) ; des yeux qui flottent, surveillent, veillent. Tout est sur un plan égal, l'animal et le végétal, le corps, le bol, le cerveau ; Resting thoughts ou « pensées au repos » dans leur belle assiette noire, bolvolcan, têtes sans corps surnageant dans les eaux plates (une eau élémentaire) forment autant d'entités sensibles, en suspens dans la couleur, dans la montagne ; petit singe et crapaud, oreilles-racines, feuillage-nuage, The guardian of the sleeping mountains. Toujours quelque chose d'immobile et suspendu et qui crée de la présence. Écriture d'herbe, fumerolles et vapeurs, ailes et plumes s'auto-engendrent en de lumineuses compositions ; « démons blancs » et nuages, corps végétal, racines et bulbes, vulve-conque d'où germe un rameau de verdure, pigments éclatants, réseaux d'encre et de craie, sève et liqueur astrale. C'est toute une végétation d'organes, de corps et de paysages enluminés et carminés qui déploie ses intensités et, avec elle, panthéisme et symboles, « mythation végétative », pouls de terre et d'eau. Les peintures et tempéra de Mark Brusse ouvrent le grand livre d'images d'une nature immémoriale, d'avant le temps, celui de la « soupe originelle », l'envoûtante mémoire des ombres, le magma primordial. On pourrait dire que cet aspect-là de son travail vient de l'Asie, mais sans doute sont-ce ses voyages qui ont confirmé et précisé ce qu'il portait en lui d'Asie et qu'il nous restitue. Les « Coups de main » : le titre de cette série de céramiques de 1982 joue sur l'analogie du « coup de main » au sens de « ce qui vous vient en aide » (en effet à cette époque Mark était très malade et ces oeuvres préfiguraient, sans le savoir, l'état de danger dans lequel il se trouvait, elles avaient une vertu thérapeutique) et le « coup de main » au sens propre du terme, à savoir le travail à mains nues de la terre dans lequel l'artiste laisse son empreinte, cherchant ici encore à restituer une expérience « sur le vif », à garder la trace du vivant, au terme d'un combat intérieur entre concentration et spontanéité, un peu à la manière d'un moine faisant une calligraphie.

Dénuement et engagement, donc, comme s'il s'agissait à la fois de se défaire de toute tentative de formalisation et de s'impliquer totalement dans l'acte de création, de saisir un état, un instant, comme le peintre Hokusaï dessinant chaque matin un tigre de quelques traits de plume. « Quand je travaille avec un « pain » d'argile rouge, j'enfonce les mains dans l'argile blanche de façon que les traces de mon coup de main apparaissent nettement, et inversement », explique Mark Brusse. On ne peut être plus explicite. Ici encore il y a double mouvement saisi dans son ambivalence : des formes informes dont on ne retient que l'acte en gestation, témoins archéologiques de la façon dont l'artiste se collette avec la matière et, pour ajouter à la jubilation, ces terres cuites, donc dures, aux formes molles, reliées par cordons et ficelles, sont délicatement posées sur de tendres et moelleux coussins. Et c'est ce jeu complexe de plusieurs niveaux de sens qui crée l'émotion. Coussins qui peuvent aussi apparaître comme d'étranges reposoirs où l'artiste souffrant aurait déposé un reliquat de sa présence au monde. Petite famille de terres cuites alignées sur ces boudins de tissus emplis de sable, ces « coups de main » apparaissent comme chargés d'humanité. Ici encore, nous sommes en face d'un geste primaire, élémentaire. Il y a dans cette complicité avec la matière quelque chose de radical et d'absolu, l'expression d'une frontière. Il y a longtemps, j'avais écrit un petit répertoire de phrases que j'avais intitulé Euphorismes, des phrases énigmatiques, comme celle-ci, qui me semble faire écho à cette série : « Découvrir sous ce qui se cache là où ça n'est pas couvert ».

Un Kôan

Dongshan et Shenshan étaient en pèlerinage lorsqu’ils virent des fanes de légumes emportés par un torrent de montagne.
Donshan dit : « Il y a sûrement quelqu’un qui pratique le bouddhisme par ici ».
Ils se mirent à le chercher quand ils virent un ermite.
Celui-ci leur dit : « Il n’y a pas de chemin dans cette montagne. Par où mes deux visiteurs sont-ils venus ? »
Donshan dit : « Laissons cela, mais vous, par où êtes-vous entré ? »
L’ermite dit : « Je n’ai suivi ni les nuages ni les courants de l’eau. »
Dongshan dit : « Depuis combien de temps vivez-vous ici ? »
L’ermite répondit : « Je ne me préoccupe pas des années qui passent. »
Dongshan dit : « Mais qui vivait là en premier, vous ou la montagne ? »
L’ermite répondit : « Je ne sais pas. »
Dongshan dit : « Et pourquoi ne le savez-vous pas ? »
L’ermite dit : « Je ne suis pas venu pour les hommes ou pour les dieux. »
Dongshan lui demanda encore : « Pourquoi êtes-vous venu alors ? »
L’ermite dit : « J’ai vu deux boeufs de glaise combattre et entrer dans la mer. Depuis, je ne les ai plus entendus. »
Shinji Shôbôgenzô. (« Le trésor de l’oeil de la vraie loi en caractère chinois », 222e cas) .

Véronique Petit
mis en ligne le 23/05/2009
 
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