Dossier Mark Brusse
Mark Brusse : Tout un monde
par Bélinda Cannone

Préambule

En observant certaines oeuvres que proposent nos contemporains, nous constatons qu’elles sont parfois fort bien peintes – grande maîtrise, couleurs agréables, art de la composition, tout – mais que pourtant elles restent muettes. Elles ne disent rien. Comment ça, elles ne disent rien ? Ça pourrait dire quoi, un tableau ? Pas de mots, pas d’idées immédiatement convertibles en mots dans un tableau. Alors ? La première raison qui explique qu’on puisse avoir envie d’écrire devant des oeuvres picturales, c’est ce défi : essayer de comprendre en quoi et pourquoi certaines oeuvres ne sont pas muettes. C’est-à-dire qu’un esprit y souffle. Dans certaines oeuvres, je ne sais le dire autrement, « l’esprit souffle », tandis que d’autres ne sont que de la décoration. (Réminiscence : Diderot émerveillé, à propos de Chardin je crois :«On ne comprend rien à cette magie». Oui, on ne comprend rien, c’est un grand mystère). Alors le commentateur va passer du temps à essayer de trouver les mots que cette oeuvre dirait si elle parlait – sachant qu’elle dit à sa façon et donc que les mots du commentateur ne sont qu’approximatifs et provisoires. (Autre réminiscence : Marguerite Duras déclarait, en substance : « J’écris pour savoir ce que j’écrirais si j’écrivais ». Pour la peinture, ce pourrait être : j’écris pour savoir ce que l’oeuvre dirait si elle disait.)

Je vois bien, premièrement, que la peinture de Mark Brusse est très belle. La matière est magnifique : produite par les pigments posés sur du riche papier imbibé, lequel est ensuite marouflé, elle séduit par l’effet de matité, de velours, qui à certains égards m’évoque d’ailleurs la magie de Chardin. Mais je vois, deuxièmement (ou l’ordre est inverse ?), que l’esprit de la peinture souffle dans ces oeuvres. Qu’est-ce à dire ? Essayons.

Petite planète

Les Hollandais sont volants, c’est bien connu. De ce fait, ils restent rarement en repos dans un coin du monde et Mark Brusse a beaucoup voyagé, souvent vers l’Orient. Peut-être parce que là-bas il trouvait des formes qui lui convenaient. Plus sûrement parce que, découvrant les formes que ces cultures proposaient, il y a reconnu celles qu’il avait déjà inventées et qui ne sont donc pas tant formes orientales que formes universelles : ses figures anthropomorphes primitives semblent venir du plus profond de l’imaginaire collectif, d’un endroit où l’on est corps et souffle avant d’être Martine ou Gao. D’ailleurs, si l’on veut le savoir (mais on peut l’ignorer), certaines de ces têtes sans corps, figurées d’un trait, au contour qui rappelle parfois le fantôme de notre enfance, munies d’yeux, de bouche et de nez rudimentaires, ne viennent pas d’Orient mais des Caraïbes. Elles ont été inspirées par les Eleguas, petites statuettes en ciment qui ressemblent à de minuscules pains de sucre gris, dans lesquels sont incrustés des coquillages figurant les éléments du visage.

Le tout est surmonté d’un petit clou crochu « pour ouvrir le chemin ». Objets propitiatoires que les Caribéens offrent à ceux qui leur sont chers. Lorsque Brusse figure le corps entier, il le rend un peu plus réaliste, mais sans cheveux et sans traits distincts ou reconnaissables : c’est encore l’idée d’un homme ou d’une femme. Car si l’humanité est très présente dans ces oeuvres, elle y apparaît toutefois sous la forme d’idée de l’humanité, c’est-à-dire, au sens panofskien, sous forme de concepts et non d’individus singularisés. Dans L’oeuvre d’art et ses significations, Erwin Panofsky soutient que l’art occidental se répartit en deux grands courants : peinture conceptuelle et peinture réaliste. Conceptuelle, la peinture des miniatures persanes ; réaliste, la peinture du Fayoum. La première peint des signes, la seconde des individualités. Conceptuelle la peinture qui représente les choses comme l’esprit les voit, et non comme l’oeil les perçoit. Mark Brusse peint l’idée de l’humain. Ce qui est laissé de côté : l’individualité. Que reste-t-il de l’homme quand on gomme l’individu ? L’universel. Comment Mark Brusse peint-il l’universel de l’homme ? En restituant un contour schématique, je l’ai dit. Mais pas seulement. En le posant souvent sur la Terre, celle-ci simplement représentée par un trait régulier. Et en faisant apparaître des éléments du corps ainsi que des objets qui valent pour des sentiments. En somme, il figure « de l’humain, posé sur la planète, et des émotions primitives ».

Tout est relié

L’humain est aussi figuré par ses organes. Ceux-ci, détachés du corps, l’accompagnent, posés à côté de lui ou devant lui, ils en émanent ou sont tenus par lui. Mais ils peuvent aussi être isolés. Le corps est alors présent sous une forme métonymique : main, cerveau, langue, oreille, sexe (féminin), coeur… Cependant, la plupart du temps, chaque élément du tableau est relié aux autres. Par exemple : deux versants de montagne bruns encadrent une tête rouge (yeux fermés, une grande oreille posée sur la terre) ; dans la montagne, et donc encadrant elles aussi la tête, deux grosses raves jaunâtres sont plantées, enfonçant trois profondes racines dans la terre : au-dessus, trois linéaments sortent d’elles et prolifèrent dans le ciel jusqu’à former un organe, une sorte de cerveau constitué par les filaments des deux raves (« When close to understanding », 2002. On aura remarqué que dans ces tableaux, les titres parlent toujours.)

Souvent, une vapeur ou une fumerolle sourd des objets et des corps. Dans « The Steaming Heart » (1996), de la vapeur sort d’un gros coeur rouge et elle communique avec la vapeur d’un grand sexe féminin de même couleur qui lui fait face. Car les choses et les êtres (et donc leurs organes) sont chez Brusse des machines à vapeur, elles sont énergie, combustion. Le vivant coule ou fume, il n’est jamais sec. Un homme et une femme sont allongés de part et d’autre des pentes d’un volcan et de leur sexe émane la même vapeur que celle qui s’échappe de la bouche du volcan, les fumerolles se rejoignant au-dessus d’eux (« Volcano Sleepers », 2001). Tout est lié, et quand ce n’est pas par contact direct, c’est par l’énergie qui fuse de chaque chose, homme, végétal, terre, etc.

L’organe lui-même n’est pas toujours unique : ici, la main contient un sexe de femme ; là, au coeur s’abouche un poisson ; et là encore, du sexe sort une tige feuillue ; un coeur et un sexe féminin communiquent par leurs fumerolles qui s’unissent ; une langue et un serpent boivent au même bol bleu ; une langue et un poisson s’embrassent ; l’énamouré (une bête ? oeil gourmand en tout cas) tient un cheveu de la belle entre ses lèvres (et quand on voit comment la belle sort sa petite langue rose en fermant les yeux, on comprend la Bête… « El Inamorado, Quito 99 ») ; sur la main on trouve un sexe féminin et aussi un arbre (façon pin japonais) qui la traverse, ainsi qu’un rapace bleu et féroce juste au-dessus ; d’un cratère de volcan sort, en plus d’une fumée, une lave rouge qui passe par une main, laquelle la renvoie vers une langue dans une bouche entrouverte – à moins que la bouche envoie une coulée de lave qui rejoint celle du volcan dans la main ? (« Ohhh Pichincha », 1999) Qu’importe : tout est énergie et tout est en contact.

Tout est équivalent

Les éléments divers de ces tableaux n’ont pas un statut ontologique différent : le corps entier vaut la langue qui vaut la fumerolle qui vaut la montagne qui vaut le plat qui vaut la tortue qui vaut le cerveau qui vaut… Car il y a de l’être partout dans la vision du monde de Mark Brusse : son univers est habité dans chacun de ses recoins, et les entités s’y croisent, palpitant, vibrant ou fumant. Le volcan présenté par sa bouche, ou la montagne esquissée d’un trait rudimentaire ont la même intensité d’être que les objets ou les animaux. Le plat qui contient le cerveau n’est pas moins important, picturalement, que lui. L’eau de la mer ou du lac, dans laquelle se baigne une créature, ne lui est pas inférieure – d’ailleurs cette créature à forme d’eleguas est un esprit, comme nous l’apprend le titre, « The Spirit of the Waters », l’eau est donc spirituelle, ou spiritualisée. Parfois même, les attributs prolifèrent, en témoignage de leur dignité : toutes ces plumes légères et abondantes par exemple. Le peintre dit qu’après avoir été malade, c’est ainsi qu’il se sentait, de plume. Par les plumes s’exprime le sentiment léger et joyeux d’être au monde. Les animaux sont nombreux. Ce sont sans doute eux qui viennent le plus clairement d’Orient : singe, tortue, poisson, serpent. On leur devine des tas d’émotions : les singes sont « puzzled », et quand ils sont gris, on imagine qu’ils ne sont pas de bon augure (« For not thinking of grey monkeys », 1995) ; les poissons embrassent volontiers et les serpents délimitent le tableau ou entrent dans les plats… En vertu de cette équivalence généralisée du vivant (incluant le minéral), on ne s’étonnera pas de trouver des créatures à mi-chemin entre les espèces : celle-ci qui figure dans de nombreux tableaux est à la fois un homme et une bête – la Bête éternelle, désir et concupiscence.

Si tout s’équivaut, nous ne serons pas surpris de constater d’autres glissements entre les formes élémentaires. L’un des plus frappants, sans doute, est celui qui affecte les Eleguas. Objets positifs et sympathiques, ils sont pourtant visuellement très proches de cet autre objet proliférant dans l’oeuvre brussienne : le crâne. Le signe propitiatoire rencontre ainsi la figure emblématique des vanités. Memento mori, souviens-toi que tu mourras, nous disent les tableaux. Le commentateur a-t-il tort de ne pourtant pas y voir une source d’angoisse ? Car dans cet univers regorgeant de vie, où chaque objet témoigne d’une combustion interne et d’une énergie, et qui n’est certes pas dépourvu d’humour, nous acquérons la conviction que, grâce au transformisme dont ils sont tous affectés, les éléments ne disparaîtront pas : la terre, accueillant la rave aussi bien que l’oreille, régurgitera de l’être par la bouche du volcan ou par l’eau amniotique. Tout est équivalent et mortel – mais tout renaîtra sans doute.

L’énigme

Le tableau de 2002 intitulé « Le dessin » ne peut manquer de nous intriguer et de nous allécher, car le peintre, ayant échappé à cette manie de notre époque qui consiste à se répandre en mise en abyme, réflexivité, autoréférence et autre manifestation d’« art sur l’art », le peintre donc prend habituellement pour objets ceux de son monde pensé, et non la peinture elle-même. Alors, découvrant ce tableau, le commentateur se dit : « Voilà donc comment le peintre conçoit son art ». Il serait pourtant naïf de s’attendre à y trouver une représentation réaliste de l’artiste en action. Le vocabulaire de cette toile nous est familier : de l’eau entourée des deux versants d’une montagne (parenthèse : si le commentateur est scrupuleux, il ne devrait pas écrire « deux versants d’une montagne », parce qu’il pourrait ainsi laisser entendre qu’il s’agit d’une montagne singulière, ce qui ne serait pas très brussien : il doit donc écrire « deux versants de montagne »), et dans cette eau entre deux versants trempe une longue baguette noire qui provoque quelques ronds. Pas de peintre visible pour tenir la baguette, bien sûr, juste une main qui sort des nuages, cette main dont Kant disait qu’elle est « la partie visible du cerveau ». Peindre donc ? Depuis le ciel des idées, être la main habile qui va tremper le pinceau dans l’océan du monde. Ainsi l’artiste est-il bel instrument au service de l’art et d’une vision du monde. La vision de Brusse, telle qu’on la découvre dans sa peinture (car le peintre a aussi développé une importante série de sculptures monumentales et d’objets) repose sur un vocabulaire précis et cohérent (même si rien ne dit que demain le peintre n’y fera pas entrer un nouveau terme), qui inclut une représentation des quatre éléments (la terre – montagnes et volcans – le feu – fumerolles diverses – l’air – plumes et oiseaux – et l’eau). À partir de ce lexique, le peintre crée un monde fermé, et complet. Créer un monde ne signifie pourtant pas que cet univers pictural répondrait à nos questions : il nous parle au contraire de l’énigme du monde, de l’énigme d’être au monde. L’oeuvre brussienne nous entraîne dans un univers d’idées et de sensations qu’aucun mot ne restitue (regrette le commentateur), et par lequel notre vision se modifie et s’enrichit. Dans Mon nom est rouge, roman d’Orhan Pamuck qui met en scène la découverte, à la fin du 16e siècle, de la peinture réaliste occidentale par les miniaturistes d’Istanbul qui pratiquent une peinture conceptuelle, un enfant demande : « Est-ce qu’on voit d’une façon différente si l’on peint d’une façon différente ? » Oui. La seule réponse de la peinture est là : elle change (augmente) notre regard. Mais la question qu’elle pose est elle-même énigmatique, Mark Brusse le sait bien qui m’a confié qu’il aimait particulièrement cette anecdote, très révélatrice de sa conception : Alice, l’amie de Gertrude Stein, se tient près d’elle qui est mourante et, voulant recueillir une ultime connaissance, elle l’interroge : « Gertrude, quelle est la réponse ? ». Et Gertrude murmure : « Quelle est la question ? »

Bélinda Cannone
mis en ligne le 23/05/2009
 
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