Les artistes et les expos


Ici et là, beaucoup d’œuvres toucheront et questionneront le spectateur. Regardons…
Là d’abord, comment ne pas voir la présence de Picasso ? Difficile de ne pas le nommer tant la richesse de son dialogue avec ses compagnons de route est féconde, fondatrice de toute une vie et ressurgissant sous les formes les plus diverses ! La présence d’Ingres ressurgit elle-même dans la création picassienne au fil des années. Ecart temporel dont témoignent certaines œuvres exposées. En 1907 par exemple, Picasso emprunte pour sa « Grande Odalisque », réalisée d’après Ingres, la gamme chromatique et l’articulation des lignes majeures. A cette époque l’artiste multiplie en fait les emprunts, à Ingres mais aussi à l’art ibérique ou africain, comme autant de moyens d’explorer des voies nouvelles, annonciatrices des déformations cubistes (celles-ci n’étant pas étrangères aux « bizarreries » des nus peints par Ingres - tel le dos étiré de l’Odalisque ou la désarticulation suggérée par le mouvement de la tête retournée vers le spectateur). Face à la « Grande Odalisque » donc, le visiteur pourra déjà ressentir la force expressive du nu. Nu qui sera frénétiquement mis à mal par Picasso cubiste.
Autre exemple ? Dès les années 1960, les nus de la « dernière période » questionnent à nouveau, autrement,  les déformations ingresques. Avec les variations gravées autour du thème du « Bain Turc » (voir illustration), Picasso en explicite la souplesse sinueuse des lignes et l’élasticité des rythmes des corps enlacés ; leurs postures lascives sont prétextes à un jeu de contorsions et d’étirements des membres. Là, ce sera pour le regardeur l’expérience singulière d’un érotisme qui, empreint d’un humour salvateur, atteint à un degré de souveraineté.
Plus loin, celui qui croisera Francis Bacon se souviendra sans nul doute de la rencontre. Exposés côte à côte, « Œdipe et le Sphinx » d’Ingres et la réinterprétation du thème peinte par Bacon « d’après Ingres » en 1983 (voir illustration). Dès la fin des années 1970 le thème d’Œdipe, et plus indirectement l’œuvre d’Ingres, questionnent Bacon. Ici, les personnages d’Ingres réapparaissent, après profonde métamorphose de leur visage et de leur relation mutuelle, dans une percutante recréation chargée d’une forte dimension autobiographique. Là à nouveau, gare à celui qui regarde, le tableau s’impose ! A vivre : de l’absurde et de la déchirure. De l’interrogation existentielle. Plus loin encore, il est possible qu’en chemin David Hockney retienne votre attention, bien que de manière moins viscérale… Ces 12 portraits dessinés/gouachés en 1999, représentant des gardiens en uniforme de la National Gallery de Londres, sont présentés (voir illustration).
La référence à Ingres se situe plus particulièrement ici dans l’exploration des déformations anatomiques liées à des différences d’échelle, comme la disproportion des mains déjà présente chez Ingres. Cette exploration procède de l’utilisation d’un instrument d’optique dont Hockney pense que le maître avait fait usage pour réaliser ses propres portraits dessinés : l’artiste anglais tente ici de vérifier ses hypothèses, comme il vérifiait déjà avec ses polaroïds, à la fin des années 1970, la multiplicité/fragmentation du point de vue cubiste (on se demandera par ailleurs si Hockney n’a pas regardé Ingres via Picasso : ayant déjà sérieusement questionné le cubisme comme moyen d’appréhender la réalité, peut-être n’a-t-il pas été insensible aux portraits dits « ingresques » de 1920 où, par la synthèse d’éléments classiquement figuratifs ou d’aspect « cubisant », résident déjà d’étranges déformations et grossissements anatomiques ?). Cette exploration mène Hockney à réaliser des portraits très singuliers dont l’étrangeté - et la froide présence - n’est pas sans inquiéter le regard.
Ici enfin, dans l’ordre plus littéral de la citation cette fois, certains observateurs seront interpellés, sans doute même dérangés, par la dimension politique engagée par les tableaux « fonctionnels » d’Herman Braun-Vega. A plusieurs reprises, l’artiste invite Ingres à habiter sa peinture, l’interrogeant de façon permanente au cours de sa vie. De manière stylistique d’abord. Fondant son travail sur un principe d’interpicturalité, Herman Braun-Vega assimile en effet des styles issus de l’Histoire de l’art, ancien ou moderne, pour créer son propre langage. Le style d’Ingres est ainsi questionné, comme dans « Ingres et ses modèles à Manhattan » (1972). Dans ce tableau, non représenté à Montauban, Braun-Vega créé un espace singulier en faisant dialoguer le langage cubiste avec un système de représentation plus classique dont certains éléments sont nourris du style d’Ingres (tel le jeu, accentué ici, des courbes/contre courbes créé par les lignes du corps des deux baigneuses de droite du « Bain Turc »).
Mais c’est aussi en tant que système iconographique que surgissent les nus d’Ingres, venant questionner un rapport à la réalité particulièrement dérangeant. En témoignent les œuvres présentées à Montauban : le « Le bain d’après Ingres I » (1982) et « Avant le bain » (1987), où les belles apparaissent aux cotés de personnages d’origine latino-américaine. Très loin de l’Orient rêvé, littéraire, imaginé par Ingres – terre d’un épanouissement des sens et du rêve érotique !- l’œuvre du maître ressurgit ici dans une vision qui interroge brutalement la réalité contemporaine. Le « Bain d’après Ingres I » de Braun-Vega (voir illustration) participe par exemple de la thématique « Nord-Sud » commencée en 1981. Elle interroge le métissage culturel/ethnique et pose, par la présence de personnages d’origine latino-américaine ou issus de la peinture européenne classique, le problème des rapports de rejet/domination/dépendance d’un peuple vis-à-vis d’un autre. Fort de cette dimension politique, chaque création de Braun-Vega est en fait douée d’un même pouvoir de communication. Qu’il s’adresse en effet à un public particulièrement « cultivé » ou pas, cet art, par la silencieuse magie de ses moyens, nous dit l’homme. Son rapport au monde et aux autres
D’autres rencontres singulières encore, au-delà des tableaux, s’offriront aussi au visiteur de l’exposition. En photographie, par exemple. La démarche d’Alain Fleischer est pour nous l’une des plus créatives. Elle interroge avec pertinence la postérité de la part « révolutionnaire » des nus ingresques. L’artiste questionne, par l’élaboration de dispositifs faits d’objets réels et d’images projetées ou reflétées sur miroir, la représentation du corps féminin nu et le mystère qui sous-tend le désir de voir. Dans certaines séries, comme « le Voyage du brise glace » (une version de 1982 est refaite en 2009 pour Montauban) mais aussi les « Happy Days » (commencée dans les années 1980), ces images sont précisément des citations de nus d’Ingres. Explicitant leur charge érotique, l’artiste explore le potentiel suggestif contenu dans l’étirement et la déformation des corps. Dans l’installation présentée à Montauban, de même, l’artiste condense les représentations des nus où les « bizarreries » ingresques se sont exprimées avec force : des contorsions des membres d’ « Angélique » (où les saillies osseuses, du cou ou du poignet, sont effacées au profit d’une ligne sinueuse déformante) au célèbre dos de la « Grande Odalisque » jusqu’au « Bain Turc » (lui-même synthèse de tous les nus peints par le maître). Enfin, encore à Montauban, l’image de la « Grande Odalisque » (voir illustration) - projetée sur un mur au travers de la fenêtre d’un appartement - semble épier le locataire dans son intimité. Inversant ainsi le processus du voyeurisme, elle interpellera aussi le regardeur, c’est certain !
Au dehors du musée enfin, le visiteur de l’exposition sera invité à découvrir diverses interventions réalisées dans les rues de la ville. Là, on trouvera les célèbres « Intervention-image » d’Ernest Pignon-Ernest. Par ces images, souvent fondées sur des citations d’œuvres d’art (l’art d’Ingres lui-même ressurgit au fil du cheminement de l’artiste), Pignon-Ernest inscrit le musée dans la rue et le fait dialoguer - plastiquement/ symboliquement - avec le lieu investi pour en révéler la charge poétique. A Montauban, sur les murs de la façade centrale de la cathédrale Notre-Dame, ses « anges », recréés d’après les études dessinées du « Vœu de Louis XIII » par Ingres (voir illustration), chutent vers l’ici-bas. Anges ? Intermédiaire entre Dieu et nous ? Disons plutôt présence poétique reliant viscéralement un homme à un autre ! Ces « anges », comme les « vierges » réinventées par l’artiste, sont érotiques. Anges femme ? Ange de désir dont le vent soulève les drapés, jambe entrouverte, sexe ouvert au regard du passant. Désir brûlant. Comme brûle le soleil sur la place exposée, sans abri. Comme brûle la vie qui viendra lentement emporter les images, faites de fragiles papiers bientôt rongées par le travail du temps.

Se posant comme une pertinente ouverture à cette vaste question de la postérité d’Ingres sur l’art vivant, l’œuvre d’Ernest Pignon-Ernest ne révèle-t-elle pas en somme, par sa part érotique et sa fragilité, tout ce qui constitue la force même de l’acte créateur ? Poétiquement, elle nous dit que l’art « du passé » ne vit que tant qu’il continue d’exister dans le présent - ici, dans la rue, au cœur et au corps des passants. Que si une part du musée doit nécessairement « mourir » aujourd’hui entre les mains de l’artiste, ce n’est qu’au travers d’un principe dionysien précisément générateur de vie : perpétuel processus de destruction/recréation. Feu incandescent par lequel toute création se consume, tel le Phénix, pour mieux renaître de ses cendres. Pour mieux renaître. Toujours. Ici, à Montauban. Ou ailleurs…

 

« Ingres & Cie : à la vie à la mort ! »
par Amélie Adamo

Exposition « Ingres et les modernes » au musée Ingres de Montauban. Jusqu'au 4 octobre 2009.

 



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mis en ligne le 23/09/2009
 
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