Réflexions
Du gris à l'imaginaire des couleurs
par Gérard-Georges Lemaire

« Avant la peinture, il y avait les ténèbres, après la peinture, il y aura les ténèbres ; par nos couleurs, notre talent, par notre passion nous commémorons ce que Dieu nous a enjoint de voir. Connaître, c’est se souvenir de ce que l’on a vu. Voir, c’est reconnaître ce qu’on a oublié. Peindre, c’est donc se souvenir de ce qu’« Avant la peinture, il y avait les ténèbres, et après les ténèbres. Les grands maîtres que fédère leur passion pour la peinture, ont compris que la vue, la couleur sont fondées sur les ténèbres, et leur aspiration fut de revenir aux ténèbres, par les couleurs : aux ténèbres de Dieu. Les artistes sans mémoire ne se souviennent ni de Dieu ni de ses ténèbres. Tous les grands maîtres, en revanche, recherchent dans leur œuvre, derrière les couleurs, l’obscurité profonde qui reste hors du temps. »
Orhan Pamuk, Mon nom est Rouge.

Si le blanc et le noir ont joué un rôle déterminant dans l’histoire de l’art moderne (il n’est que de songer au Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch et au Cercle noir sur fond noir d’Alexandre Rodtchenko et à la polémique entre ces deux grands artistes russes), et si ce rôle ne s’est jamais démenti jusqu’à maintenant (que l’on pense à Ad Reinhardt, Lucio Fontana, Alberto Burri, Robert Ryman, Piero Manzoni, Jannis Kounelis, Beatriz Zamora, Jean Degottex, Pierre Soulages, Robert Groborne, Gianni Burattoni, etc. », le gris a tenu une place mineure, sinon inexistante. Tout se passe comme si cette couleur qui a tenu son rang dans la peinture ancienne – mais ne tenant qu’un rôle technique essentiel et pas du tout symbolique – n’avait quasiment plus de réalité. Bien sûr, Fernand Léger a utilisé un gris sombre ou brillant pour les canons et Picasso l’a utilisé dans les toiles cubistes du début des années dix. Mais sa présence demeure marginale et en tout cas en dehors des grands débats théoriques sur les couleurs. Il n’a pas eu non plus de place réelle dans les âpres discussions sur la monochromie au sein des avant-gardes historiques. Il a fallu attendre les œuvres d’Agnes Martin (comme Greystone, 1963), de Françoise Janicot, de Pino Pinelli et de Bernard Ollier dans le champ de l’abstraction et celles de Gerhard Richter pour que le gris trouve enfin une résonance profonde et un statut philosophique dans l’art depuis la Seconde guerre mondiale et, surtout, soit l’élément principal d’une spéculation esthétique.

Quand des artistes misent tout sur le gris, comme l’a fait Ollier avec la mine de plomb, ils placent leur démarche à l’enseigne d’une teinte qui n’engendre pas a priori des sentiments puissants. Mais ils forcent le spectateur à la considérer non plus pour son pouvoir de séduction, mais pour sa valeur intérieure.
Mariantonietta Sulcanese n’a sans doute pas placé le gris au centre de sa méditation et de sa pratique picturale. Mais elle en a fait l’un de ses pivots majeurs. La grande toile horizontale intitulée Nel segno del grigio (2002) le prouve de manière spectaculaire et elle peut être regardée comme une œuvre manifeste. Sans doute est-ce parce que le peintre a beaucoup employé l’alternance – et la confrontation – entre le noir et le blanc, comme on le constate dans Tre piccoli versi di luce en 2008 (je parle du panneau central), ou encore La melodia del tempo nuova nota de la même année car le gris, qui est le fruit de leur union, prend une place de plus en plus envahissante dans sa recherche plastique.

En réalité, dans son cas, le gris est omniprésent dans un grand nombre de ses compositions. Et de façon presque opposée selon le genre de peinture qu’elle nous propose, puisqu’elle travaille sur plusieurs registres. Qu’on s’arrête un instant devant Angelo metropolitano – evoluzione (2007) : là, plus de monochromie ni d’effet de matière : c’est un jaillissement lyrique, une explosion sidérale, un big bang esthétique, sur un fond bleuté et légèrement violet où se déploient des nuances de gris de toutes sortes formant un nuage en expansion, un nuage pigmentaire chargé d’une électricité bleue et blanche qui semblerait devoir recouvrir toute la surface de la toile. C’est une vision cosmique en mouvement. On retrouve ce même gris dans une autre configuration qui est celle du triptyque, Tre appunti di luce (2008). Ici, une pluie de couleurs, lente et solennelle, pleure en traversant une vaste zone grisâtre dans les panneaux de gauche et de droite. Au contraire, le panneau central est d’un brun mêlé de gris. Le gris que traversent ces longues estafilades de jaune, de blanc, de rouge et de bleu influe sur le caractère du panneau principal qui est plutôt ocre. Et ce qui est vrai pour cette œuvre particulière l’est pour d’autres ayant une autre configuration, et aussi d’une sensibilité légèrement différente. Il suffit d’observer Comme una preghiera (2008) ou Ottava memoria di luce (2008).

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mis en ligne le 21/09/2009
 
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